par Laurent Bloch
Un roman passionnant malgré ses défauts
Trois fois j’ai tenté de lire ce roman, là ça y est, je suis venu à bout de ses 500 pages. Ma première tentative remontait à la date de la publication de sa traduction française, 1982, la seconde une quinzaine d’années plus tard, chaque fois j’avais été rebuté par cette logorrhée érudite, dont on sent bien qu’elle a dû procurer un intense plaisir à son auteur, et d’ailleurs au lecteur aussi, par moments, mais pas à doses si massives, tout le temps.
C’est mon ami Marcel Moiroud qui m’avait vivement recommandé la lecture de textes précédents d’Umberto Eco, des essais au carrefour de la sémiotique, de la philologie et de l’esthétique médiévale et contemporaine publiés en français en 1965 sous le titre L’Œuvre ouverte. Ces textes sont beaucoup plus concis et, à mon avis, beaucoup plus digestes que les romans de leur auteur. On comprend vite que les grands hommes d’Eco sont Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) et James Joyce, entre les œuvres desquels il ne se lasse pas d’établir des correspondances, des ponts. Sa connaissance approfondie de l’œuvre de Thomas d’Aquin, le « docteur angélique », et de son environnement culturel, politique et théologique nourrira la substance des romans ultérieurs. On ne dira jamais assez l’apport immense de Thomas d’Aquin, précédé certes d’Abélard, de Saint Albert le Grand et de quelques autres, à la pensée et à la vie intellectuelle de l’Europe occidentale, où ils ont introduit l’œuvre d’Aristote, transmise par les Arabes (Averroès notamment). Cette révolution intellectuelle déclencha l’essor du monde occidental dans tous les domaines.
Il me plaît d’imaginer Madame Eco (la professeure allemande Renate Eco-Ramge) à la table du dîner familial : « Umberto, tes essais lus par 500 personnes, c’est bien joli, mais si on veut refaire la salle de bains, il faudrait peut-être que tu te mettes à des choses un peu plus lucratives... ». Ce qui fut fait.
Les intrigues du roman
Venons-en au roman Le Nom de la Rose, qui mérite quand même d’être lu, je tiens à le préciser, malgré les agacements qu’il m’a procurés. L’action est dans une abbaye bénédictine (fictive) de Ligurie en l’an de grâce 1327, le narrateur, Adso, un novice bénédictin, est le secrétaire de Guillaume de Baskerville, frère franciscain, chargé d’une importante mission diplomatique au sein de l’Église pour tenter de résoudre le violent conflit qui oppose le Pape d’Avignon Jean XXII à l’empereur du Saint-Empire Louis de Bavière. Notons que si Adso et Baskerville sont des personnages de fiction, Baskerville évoque très nettement, et de l’aveu même de l’auteur, le théologien et philosophe anglais Guillaume d’Occam. La plupart des autres personnages du roman, tels Michel de Césène, l’inquisiteur dominicain Bernard Gui ou Ubertin de Casale, sont de véritables personnages historiques, dont on pourra trouver les rubriques dans Wikipédia, les circonstances et la chronologie du roman sont conformes à la réalité.
L’intrigue du roman, indépendante des événements historiques qui l’entourent, tourne autour d’un manuscrit mystérieux caché dans la bibliothèque de l’abbaye, que plusieurs personnages cherchent à se procurer, mais qu’un moine particulièrement rigoriste veut conserver secret, parce qu’il serait dangereux pour la vertu de ses lecteurs. Ce serait en fait un fragment disparu de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie, où la satire et la dérision seraient prônés comme moyens de connaissance. Inutile de préciser que là encore Umberto Eco nous éblouit par son érudition philologique.
Signalons que le film tiré du roman simplifie quelque peu cet imbroglio, au prix de l’exactitude historique, mais ce n’est quand même pas mal. La jeune fille est sauvée à la fin, mais Adso reste chaste, alors tout va bien.
Conflit entre la papauté et les souverains séculiers
Revenons à la situation politique, qui est la suivante : jusqu’au XIIe siècle les pouvoirs temporels étaient faibles et le Pape exerçait son ascendant sur la plupart des souverains. Mais vient le temps où les États territoriaux se constituent et se renforcent, après le concile de Latran IV (1215) le pouvoir pontifical décline. Un siècle plus tard, juste avant le temps où se situe le récit de notre roman, le roi de France Philippe IV (dit « le Bel ») entre en conflit ouvert avec la papauté et impose le transfert du siège pontifical à Avignon en 1309 (après un passage par Poitiers en 1308, oublié par le récit de Wikipédia pourtant très circonstancié). Le Pape de 1327, Jean XXII, est un expert en manœuvres politiques et financières.
Un siècle auparavant, Saint François d’Assise (1181-1226) avait lancé un mouvement révolutionnaire pour la pauvreté dans l’Église, en réaction à l’opulence ostentatoire de certains princes ecclésiastiques. Ce mouvement connaîtra des débordements anarchistes, décrits par le roman, qui seront violemment réprimés par l’Inquisition qui se crée à cette époque. L’ordre franciscain, auquel appartient notre personnage Guillaume de Baskerville, se divise entre modérés, prêts à des compromis avec l’establishment ecclésiastique, et extrémistes, pourchassés par des inquisiteurs féroces tels que Bernard Gui, qui apparaît dans le roman.
L’idéologie franciscaine de pauvreté et de renoncement au pouvoir temporel convient très bien aux souverains territoriaux, qui y voient un moyen d’éloigner le Pape de leurs affaires. Aussi l’empereur Louis de Bavière les soutient-il contre les autorités ecclésiastiques. Dans l’histoire vraie, Marsile de Padoue sera un des plus virulents adversaires des prétentions du Pape au pouvoir temporel. Dans le roman Guillaume de Baskerville prononcera un brillant exposé des thèses franciscaines et donnera des arguments solides contre la compromission de la souveraineté spirituelle avec les affaires du siècle.
Ce conflit entre la papauté et l’Empire n’ira qu’en s’aggravant après l’époque évoquée par le roman, cependant que les rois de France auront d’autres chats à fouetter après le déclenchement de la Guerre de Cent Ans (1337-1453). Une fois que l’on a surmonté son excessive verbosité, le roman donne un exposé fidèle des positions des protagonistes, y compris pour les différents courants parmi les Franciscains, qui vont du compromis avec le Pape à l’anarchie totale : abolition des sacrements, licence sexuelle totale, rejet de toute autorité... On discerne également le double jeu des Bénédictins, en concurrence avec les Franciscains et les Dominicains, soucieux de conserver leur relative autonomie et l’opulence de leurs abbayes. Et l’on voit bien que l’ascension du pouvoir temporel séculier est irréversible, même si dans l’histoire réelle de ce cas précis l’Empereur Louis de Bavière agira maladroitement, en se mettant à dos l’aristocratie romaine qui finalement le contraindra à quitter Rome, d’abord pour Pise, puis pour retourner en Allemagne, très affaibli.
Umberto Eco, savant et romancier
Umberto Eco a commencé sa carrière comme un savant de haute volée, connu de tous ceux qui s’intéressent à Thomas d’Aquin, à ses accointances avec James Joyce, et à quelques autres sujets passionnants mais assez éloignés du grand public. Puis il est devenu un romancier à succès : Le Nom de la Rose a été traduit en 43 langues et vendu à des millions d’exemplaires. J’ai lu un autre de ses romans, Le Pendule de Foucault, par devoir professionnel en quelque sorte, puisque l’action s’en déroule pour une grande partie dans les locaux du Conservatoire national des Arts et Métiers, où je travaillais à l’époque. C’est un peu comme Le Nom de la Rose, assez mal fichu et trop verbeux comme roman, mais plein d’idées passionnantes, et en plus un excellent guide du quartier parisien du Marais, avec le signalement de plusieurs curiosités archéologiques, comme l’effigie du Baphomet qui figure à la clé de voûte du portail principal de l’église Saint-Merri.
Mais tout compte fait j’ai préféré Umberto Eco en philologue... Et il me semble que Le Nom de la Rose et Le Pendule de Foucault sont au nombre des livres dont les acheteurs sont beaucoup plus nombreux que les lecteurs.