Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre d’Illana Weizman
Des Blancs comme les autres ?
Les Juifs, angle mort de l’antiracisme
Article mis en ligne le 2 décembre 2022
dernière modification le 3 décembre 2022

par Laurent Bloch

Peu de livres m’ont autant aidé à comprendre ma propre situation, à reconnaître des humiliations subies mais que je ne voulais pas m’avouer, que l’essai d’Illana Weizman, Des Blancs comme les autres ? — Les Juifs, angle mort de l’antiracisme, et pourtant j’ai une quarantaine d’années de plus qu’elle et plusieurs dizaines de livres lus sur ce sujet.

Par exemple cette anecdote : sur le trottoir en bas de chez moi je bavarde avec un voisin, lui aussi d’une quarantaine d’années plus jeune que moi ; arrive un homme, africain, visiblement très énervé, qui s’adresse de façon très agressive à mon interlocuteur : « Est-ce que tu es juif ? », visiblement avec des intentions peu aimables. Mon jeune voisin répond « non ». Aurais-je dû intervenir et déclarer que moi, j’étais juif ? Je ne l’ai pas fait ; je ne sais pas ce qui en aurait résulté. Pendant des semaines cette affaire m’a travaillé, je me sentais coupable d’une certaine lâcheté. Voici ce qu’en dit Illana Weizman : « Un des effets de la racialisation est la culpabilité qu’elle engendre chez les personnes qui en sont victimes. Celle-ci peut naître de diverses situations, et je pense à deux d’entre elles en particulier : la culpabilité de dissimuler son identité dans certaines situations de danger et celle de ne pas toujours réagir “suffisamment bien” à un acte de racisme. [...] Il est parfaitement compréhensible de développer des stratégies d’évitement lorsque l’on a vécu une série d’agressions verbales et/ou physiques au cours de sa vie en raison de son identité. » Certains racisés n’ont d’ailleurs pas le choix de dissimuler leur identité : comme le groupe Zebda l’a proclamé, « mon visage est une page qu’on n’arrache pas » (James Baldwin l’a écrit sous une forme un peu différente). Et j’ajouterai, comme notre auteure le fait en d’autres termes, qu’il doit être bien difficile à celui qui n’a pas vécu ce genre de situation de s’en faire une idée un peu concrète.

Illana Weizman, née en France dans une famille juive d’Afrique du Nord, vit maintenant en Israël [1] où elle prépare une thèse ; elle est très critique de la politique israélienne, particulièrement de la situation faite aux Palestiniens. Elle est de ce fait particulièrement réprobatrice de la confusion, désormais quotidienne, entre antisionisme et antisémitisme. Je ne saurais trop approuver ce point de vue, que je partage totalement. Personnellement je choisis d’assumer mon statut de Juif minoritaire sans me rallier à la politique de l’État d’Israël.

Illana Weizman réfute également une conception erronée de l’universalisme, qui enjoint aux groupes racisés de se conformer aux habitus majoritaires et de rendre discrets leurs signes distinctifs. Ce refrain est également une distorsion de la loi de 1905, on l’entend aussi bien à l’extrême droite que chez les laïcistes de gauche. Le véritable universalisme est plutôt une ouverture à l’infinie diversité de l’humanité, avec des traditions culturelles aussi respectables les unes que les autres, et qui peuvent cohabiter si on le veut bien. La manie très française de l’homogénéité à tout prix nous mène en fait vers le Rassemblement national, quoi qu’en pensent les universalistes fourvoyés.

Considérer que les Juifs seraient responsables de la politique d’Israël est une fausse route empruntée par certains militants antiracistes, visiblement mal à l’aise dès qu’il est question d’antisémitisme. Ainsi la militante décoloniale Houria Bouteldja, porte-parole du parti des Indigènes de la République jusqu’en 2020, dans son essai Les Blancs, les Juifs et nous, fait de l’antisémitisme un avatar de la question israélo-palestinienne, elle évacue totalement le fait qu’il est un produit idéologique européen, et en l’occurrence franco-français. Elle va jusqu’à balayer d’un revers de main la mémoire de la Shoah au prétexte des oppressions vécues par d’autres populations : « L’histoire de la Shoah n’est pas la mienne en vérité, et je la tiendrai à distance tant que l’histoire et la vie des damnés de la terre resteront aussi un détail. ». En réalité, dit Illana Weizman, « la compétition mémorielle impliquant que reconnaître la souffrance d’autrui fait de l’ombre à la sienne est un des pires maux de la lutte antiraciste. » Rappelons-nous Frantz Fanon qui citait son professeur de philosophie : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous ». Et je retournerai ce conseil à l’adresse des Juifs : quand vous entendez dire du mal des Arabes ou des Noirs, dressez l’oreille, on parle de vous.

Le racisme exerce sur les racisés une pression permanente pour les couler dans le moule majoritaire. Ce moule majoritaire comporte le racisme. James Baldwin a fort bien expliqué, dans le cas des États-Unis, comment ce phénomène induisait des comportements racistes anti-Noirs chez les Juifs et des comportements antisémites chez les Noirs, ce qui ne peut bien sûr satisfaire que les suprémacistes majoritaires.

Et aussi : « Crier à l’antisémitisme à chaque critique d’Israël est un piège, l’autre face du procédé antisémite de l’assimilation des Juifs à Israël. Dans les deux cas, on enferme les Juifs, on les réduit à la réalité israélienne, et ces compromissions nuisent à nos combats. Il est vital de détacher la question israélo-palestinienne de la lutte contre l’antisémitisme. » Et on ne peut demander aux Juifs de prendre position à l’égard d’Israël constamment, pas plus qu’on ne peut demander aux Musulmans de prendre leur distances avec les jihadistes à tout bout de champ.

En définitive, dans le racisme, le problème n’est pas du côté du racisé, mais de celui du raciste, c’est lui qui est malade, d’une maladie de l’âme. C’est pourquoi il n’existe pas, par exemple, d’individu qui serait raciste à l’égard des Noirs ou des Juifs mais pas des Arabes : pour un tel personnage, son racisme s’exercera contre quiconque lui semblera, par son être, représenter une menace pour son être à lui. Et le racisé ne peut espérer abolir le racisme en modifiant son comportement, voire son être, à supposer que ce soit possible.

Je pourrais citer ou commenter bien d’autres passages de cet essai concis et dense, mais le mieux serait que vous le lisiez.


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