Il y a peu de temps j’ai fait une expérience littéraire intéressante : lire à la suite « Les cerfs-volants » de Gary, puis « La Place » et « Mémoire de fille » d’Annie Ernaux. L’un et l’autre sont des écrivains estimables (voire admirables), mais chacun avec un dessein presque opposé à celui de l’autre. Celui de Gary est clairement de procurer à son lecteur des impressions agréables : on tremble pour des gentils qui se sortent contre toute vraisemblance de situations très dangereuses, on se sent moralement meilleur en détestant les méchants vraiment très méchants, certains gentils secondaires meurent pour nous donner l’occasion de quelques larmes, d’autres qui pourraient devenir méchants connaissent la rédemption et finissent gentils à notre grand soulagement, bref c’est une lecture agréable, mais c’est assez complaisant et on se sent meilleur à peu de frais.
Annie Ernaux se fiche comme de l’an quarante de nous procurer des sensations agréables, elle nous prend par la nuque pour nous mettre le nez dans la merde, pour paraphraser une lettre à Henri Calet du surréaliste égyptien Georges Henein que je ne résiste pas au plaisir de citer :
« (...) Qu’attendez-vous donc du public, monsieur ? Le public demande son petit sirop aphrodisiaque préparé avec les ménagements dus à la pureté de ses intentions. Il en est toujours à la sérénade du feu Toselli, le public ! Il faut lui donner l’occasion de se masturber subrepticement avec un air de chercher son mouchoir dans la poche du pantalon. De la grâce. De la souplesse. Une bonne culture classique. Rien que des vitrines joliment éclairées. Gare à qui va au-delà de la vitrine.
Nous sommes tous immaculés monsieur, même si nos linges ne le sont pas !
Vous, du moins, vous en avez fini avec la lit-té-ra-tu-re. Vous êtes du côté de la vie. Du côté de la merde.
Continuez monsieur (...) »
Bref, lire Annie Ernaux et Gary à si peu de distance produit un effet de contraste saisissant.