Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Une analyse sociologique et littéraire de Kaoutar Harchi :
Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne
Des écrivains algériens à l’épreuve de la langue française
Article mis en ligne le 22 janvier 2024
dernière modification le 23 janvier 2024

par Laurent Bloch

Kaoutar Harchi est une écrivaine et sociologue née à Strasbourg en 1987. Très jeune elle publie trois romans, avant de se tourner vers une écriture plus autobiographique, notamment avec Comment nous existons, un texte émouvant qui évoque, par exemple et pour mentionner un passage qui m’a particulièrement frappé, la douleur d’être rejetée par un groupe de condisciples auquel elle croit appartenir, douleur à la source d’une révolte qui sera contenue (aux deux sens du terme) dans les travaux de la sociologue. En même temps elle soutient une thèse de doctorat en sociologie, dont ce livre [1] est issu.

Dans sa thèse Kaoutar Harchi étudiait la position et l’évolution dans le champ littéraire français de trois écrivains algériens de langue française, Kateb Yacine, Assia Djebar et Rachid Boujedra. Pour la publication, ultérieure, du livre objet du présent compte-rendu, Kaoutar Harchi leur a adjoint Kamel Daoud et Boualem Sansal (j’aurais bien aimé aussi Rachid Mimouni mais il ne faut pas être trop gourmand). Il s’agit d’auteurs majeurs, et les circonstances de la reconnaissance, ambiguë et incomplète, qu’ils ont reçue en Algérie et en France font l’objet de cet ouvrage.

Disons d’emblée que Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne, écrit d’une plume incisive et agile, se lit comme un roman, ce que l’on n’attend pas forcément d’une thèse universitaire, et ce même si l’on n’a guère lu les écrivains dont il est question (c’est bien sûr mieux de les lire, ce dont l’auteure sait donner l’envie).

Kaoutar Harchi entame son livre par une description des mécanismes par lesquels un auteur peut accéder au statut d’écrivain, puis d’écrivain reconnu. Pour être écrivain il faut déjà être publié, et pour cela trouver un éditeur. Ensuite on pourra espérer avoir des lecteurs. Mais l’obtention du statut d’écrivain reconnu nécessite l’intervention d’autres acteurs. D’abord les critiques qui voudront bien rendre compte du livre, de préférence avec faveur, dans des périodiques eux-mêmes reconnus, Le Monde des livres, le Magazine littéraire, Le Figaro littéraire... S’il s’agit d’un roman ces critiques favorables ouvriront, on l’espère, la porte des jurys des prix littéraires d’automne, au premier rang desquels le Prix Goncourt. Et enfin, après bien des années, l’auteur chargé d’ans peut espérer entrer à l’Académie française. Un auteur dramatique, lui, ne passera pas par la case des prix littéraires, mais sa consécration sera l’entrée au répertoire de la Comédie-Française, sans préjudice bien sûr de l’Académie française.

Ce Monopoly de la reconnaissance littéraire s’offre bien sûr en premier lieu aux auteurs français, mais les auteurs de langue française citoyens d’autres nations ou originaires de pays colonisés peuvent aussi y tenter leur chance. Le premier récipiendaire du Prix Goncourt, John-Antoine Nau en 1903, était d’ailleurs franco-américain. Mais on imagine bien que l’accès d’auteurs francophones à une telle consécration ne se pose pas tout à fait dans les mêmes termes pour la Polonaise Anna Langfus (1962), pour le Suisse Jacques Chessex (1973), pour le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr (2021) ou pour le Martiniquais (d’ascendance guyanaise) René Maran (1921). Le Prix Goncourt obtenu par ce dernier a d’ailleurs suscité un torrent de protestations plus ou moins insultantes : la belle préface que lui a consacrée Amin Maalouf (autre récipiendaire né hors de France, Goncourt 1993) retrace les grandes lignes de ces événements.

Un auteur citoyen d’un pays naguère colonie française doit, pour accéder au milieu éditorial parisien, puis à la reconnaissance institutionnelle, franchir des obstacles plus nombreux et plus escarpés qu’un autochtone de Saint-Germain des Prés [2] : l’essentiel du monde littéraire de langue française se concentre dans les cinquième et sixième arrondissements de Paris [3], l’éloignement géographique est le premier des obstacles. Et si la langue de son pays natal n’est pas le français, l’impétrant devra donner des gages de sa compétence linguistique, bien plus que l’on en attendrait d’un auteur autochtone.

Kateb Yacine, la France et sa Comédie

Au détour des tribulations de ses écrivains, Kaoutar Harchi donne une description des institutions habilitées à délivrer des diplômes d’auteur français reconnu, au premier chef l’Académie française et la Comédie-Française : je savais déjà qu’elles étaient bien moisies, mais l’analyse précise que j’ai lue ici dépasse de beaucoup ce que j’en imaginais. Ainsi, pour un auteur dramatique tel que Kateb Yacine, ce qui aurait été important, c’eût été d’entrer au répertoire de la Comédie-Française. Les comédiens-français jouent principalement dans trois salles de théâtre : la salle Richelieu, le Vieux-Colombier et le Studio-Théâtre, mais pour qu’un auteur entre au répertoire, il faut qu’une de ses pièces soit agréée par le comité de lecture, qu’un dossier d’informations soit constitué et qu’enfin elle soit jouée par les comédiens-français sur leur scène principale, la salle Richelieu. « Par cet acte de naissance instituant le texte en texte de valeur, le dramaturge quitte l’espace littéraire profane pour intégrer l’espace littéraire sacré. Ainsi est signalée son “entrée au patrimoine reconnu” ».

« Antoine Vitez voulait, dès l’année 1986, inscrire l’œuvre de Kateb Yacine [encore de ce monde à cette date] au répertoire de la Comédie-Française dont il était administrateur. Une belle manière de saluer et Kateb et celui qui a porté cette œuvre et l’a donnée à voir : Jean-Marie Serreau. » Mais ce vœu ne se réalisera pas. En 2003 une nouvelle occasion se présente : le président algérien Abdelaziz Bouteflika et son homologue français Jacques Chirac décident « d’organiser, en France, un événement culturel célébrant la scène artistique ainsi que le patrimoine algérien. Intitulé Djazair, une année de l’Algérie en France, cet événement s’est déroulé du 31 décembre 2002 au 31 décembre 2003 et a accueilli plus de deux mille rencontres humoristiques, musicales, chorégraphiques, théâtrales et littéraires ».

Mais là encore, ce sera un rendez-vous manqué ; Kateb Yacine, mort depuis presque quinze ans, fait bien son entrée sur la scène de la salle Richelieu, mais pas avec une de ses pièces : c’est un montage de textes autobiographiques agencé par Mohamed Kacimi qui est proposé au public, cependant qu’au Vieux-Colombier est montée une adaptation pour la scène de son premier roman Nedjma (publié au Seuil en 1956). Bref, Kateb Yacine n’est pas entré au répertoire de la Comédie-Française, où il aurait pourtant bien eu sa place, aux côtés d’auteurs dont certains offraient des réalisations artistiques bien plus modestes.

« Kateb Yacine serait vraisemblablement né le 6 août 1929, à Constantine, au sein d’une famille de culture kabyle [4]. [...] Le 8 mai 1945, une première rupture surgit dans la trajectoire biographique de Kateb Yacine. En effet, tandis que la France fête sa victoire contre les forces de l’Axe, les partis indépendantistes algériens profitent de l’effervescence qui accompagne l’événement pour réaffirmer leurs revendications politiques et réclamer la libération de l’Algérie. Au matin, un cortège se forme [5]. [...] Des voix appellent à l’insurrection contre les Français pour une Algérie libre et indépendante. [...] Des premiers tirs sont échangés entre policiers et manifestants. » La répression de cette manifestation, pacifique au départ, fera des milliers de morts, sans doute au moins 30 000, Kateb Yacine, qui s’était joint au cortège en sortant du lycée, sera incarcéré à la prison de Sétif, puis dans un camp de prisonniers, pendant des mois. « Au sortir de [cette] expérience carcérale, Kateb Yacine fait alors le choix de se consacrer à l’écriture poétique. » Je vous renvoie au livre pour la suite, passionnante, de l’itinéraire de ce romancier, dramaturge, chroniqueur à la verve saisissante.

Quelle langue ?

Pour un écrivain d’un peuple auquel un colonisateur a naguère imposé son système éducatif se pose la question de savoir dans quelle langue écrire : il est certain que si Nuruddin Farah et Abdourahman Waberi avaient écrit leurs romans en somali, la langue de leurs pays natals, leurs œuvres n’auraient pas eu le retentissement qu’elles obtiennent par l’anglais ou par le français et par les nombreuses traductions qui ont suivi. Il est possible de considérer la langue du colonisateur comme le véhicule de l’oppression, ou alors comme un « butin de guerre » (Kateb Yacine, issu de l’école et du lycée français), ou encore, pour Kamel Daoud (scolarisé dans une école arabophone), la langue du rêve, du fantasme. « Kateb, Djebar, Boudjedra, Sansal et Daoud furent communément confrontés à “cette langue de l’autre”. Et chacun décida de la faire sienne. Ainsi composent-ils tous avec une langue – un imaginaire, donc –, legs colonial maudit pour certains, béni pour d’autres. »

Le dilemme est particulièrement délicat pour les auteurs algériens, parce que si les protectorats du Maroc et de Tunisie avaient conservé (dans une certaine mesure) des institutions nationales et l’usage de leur langue, l’Algérie était censée être la France, toute la culture nationale algérienne y était clandestine, l’enseignement était exclusivement en français. Peu de temps après l’indépendance le gouvernement algérien entreprit une démarche d’arabisation, mais de la pire manière, au moins selon Kateb Yacine, de langue maternelle berbère : « L’indépendance n’a pas mis un terme au conflit linguistique ; elle l’a déplacé. Un autre fascisme de la langue […] empêchera les Algériens de se dire dans leurs langues maternelles et les obligera à parler un arabe importé, abstrait, désincarné… Un fascisme redoublé : celui inhérent à toute langue et celui de la politique dite d’arabisation, appareillée et imposée par des dirigeants ne connaissant de l’arabe que quelques stéréotypes et deux ou trois versets coraniques. En couplant mécaniquement la langue à la religion, on la sacralisait. [...] S’il y a une période où le sol se dérobait sous mes pieds et le ciel écrasait ma tête, c’est celle des années 1964 à 1966. J’habitais une terre hargneuse, en jachère, sans espoir de pluie et de semailles. […] Je me noyais dans mon propre corps. Je pensais à Nerval, Essenine, Maïakovski… Le 19 juin 1965, le coup d’État militaire de Boumediene habillait l’Algérie de kaki [6] ».

Rachid Boudjedra

Rachid Boudjedra connaîtra un itinéraire différent ; né dans une famille riche, il sera envoyé par son père au collège Sadiki de Tunis : « C’était un enseignement bilingue et élitiste. Tous les cours étaient doublés. Par exemple, nous étudiions les maths en français et en arabe, les sciences naturelles aussi et ainsi de suite. Toutes les matières étaient enseignées obligatoirement dans les deux langues [7]. » Cet enseignement lui permettra d’écrire dans les deux langues, à l’égard desquelles son attitude variera au fil du temps, ainsi qu’à l’égard des héritages qui leur sont liés. Il sera actif dans la guerre de libération nationale, militant communiste, athée déclaré, ce qui ne manquera pas de lui attirer des ennuis, ainsi que ses prises de position sur le patriarcat familial : « Surtout, surtout, j’ai été frappé par la situation des femmes à l’intérieur de la famille, par le mépris dans lequel elles étaient tenues, par leur passivité aveugle, par leur peur. Du même coup, j’ai compris qu’il y avait quelque chose de pourri dans cette façon d’être algérien [8] ».

On voit déjà apparaître pour ces deux premiers auteurs une situation ambiguë, qui les condamne à rester assis entre deux chaises : écrire en français c’est se placer sous l’égide des autorités académiques du colonisateur (présent ou passé), qui ne sont guère disposées à les considérer comme des égaux dans la République des Lettres. Et quelle autre langue ? Celle que parle le peuple n’est pas écrite, ce n’est pas l’arabe « importé, abstrait, désincarné [9] » de l’arabisation détestée par Kateb Yacine parce qu’imposée par une dictature militaire qui n’a même pas la légitimité d’avoir participé à la lutte armée.

Assia Djebar

Les lignes qui précèdent ont déjà introduit la position minoritaire des écrivains originaires du Maghreb et d’Afrique noire qui accèdent à la reconnaissance par les institutions d’habilitation, tant ils sont rares. « Plus rares encore sont ceux qui parviennent à accéder aux académies littéraires. Seule exception notable : l’écrivaine algérienne Assia Djebar élue à l’Académie française, le 16 juin 2005. »

L’itinéraire d’Assia Djebar est remarquable à bien des égards : fille d’un instituteur diplômé de l’École normale de la Bouzaréah, après son baccalauréat elle part à Paris pour une classe préparatoire au lycée Fénelon et elle devient la première femme musulmane à intégrer l’École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres, dont elle sera exclue en 1956 pour avoir participé à la grève déclenchée par l’Union générale des étudiants musulmans algériens en soutien à la lutte pour l’indépendance. Elle s’oriente alors vers des études d’histoire et se consacre à l’écriture, avec la publication de son premier roman, La Soif, dès 1957 aux éditions Juillard. « L’engagement à la fois anticolonial et féministe d’Assia Djebar est le plus remarquable dans son huitième roman, L’Amour, la fantasia [10] qui mêle trois niveaux de narration : “le récit de la conquête de l’Algérie par les Français en 1830, […] le récit de l’enfance de la narratrice, […] et les témoignages de femmes algériennes sur leur participation à la guerre d’indépendance” [11] ».

Assia Djebar est élue à l’Académie française le 16 juin 2005, au fauteuil du doyen Georges Vedel (auteur principal de la constitution de la Cinquième République), et elle prononce le 22 juin 2006 un discours de réception qui fera date comme réquisitoire anti-colonialiste : « L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français […] a subi un siècle et demi durant dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers. […] Le colonialisme vécu au jour le jour par mes ancêtres a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont récemment rouvert la mémoire, trop légèrement et par calcul électoraliste [12]. »

La suite du discours évoque (entre autres) quelques sommets de la culture de l’Afrique du Nord et l’encouragement à l’étude de la langue arabe formulé par François Rabelais, ainsi que la mémoire du père de la nouvelle académicienne, instituteur en pleine montagne algérienne. Ces fortes paroles n’ont pas manqué d’agacer les milieux académiques conservateurs...

Pour caractériser ce discours, Kaoutar Harchi évoque le texte de Clara Lévy Écritures de l’identité. Les écrivains juifs après la Shoah [13], qui « s’attache à comprendre le rapport social et littéraire que ces derniers entretiennent avec leur judéité. Ainsi remarque-t-elle que Patrick Modiano, Albert Memmi, Romain Gary ou encore Edmond Jabès pratiquent une “politique de l’identité” – expression d’Erving Goffman – consistant en “la surveillance constante des non-stigmatisés et le retournement du sens du stigmate” ». La stigmatisation qu’il s’agit de combattre est observable aujourd’hui dans le charabia anti-woke actuel, où des autorités académiques patentées de la population majoritaire reprochent aux minorités racisées de protester contre le racisme, et leur intiment de se faire discrètes, sauf à encourir l’accusation de « communautarisme ». C’est exposé de façon lapidaire dans une vidéo de Marwan Mohammed [14], et c’est un phénomène récurrent : après la guerre les juifs étaient priés de faire profil bas et de ne pas trop la ramener, il a fallu le procès Eichmann et la série télé Holocauste pour que l’on admette que ce qui leur était arrivé était un peu plus grave que les tickets de rationnement et les cartes inter-zones ; Annette Wieworka a décrit en détail cette histoire dans sa thèse [15], ou encore de façon plus concise Virginie Linhart dans son livre L’Effet maternel [16]. Espérons que les peuples naguère colonisés et aujourd’hui racisés réussiront à surmonter les délires « anti-woke » (en vérité simplement racistes) de l’intelligentsia germanopratine majoritaire, à faire reconnaître les discriminations dont ils sont victimes, et agissons en ce sens. Il y aura 62 ans le 5 juillet que l’Algérie est indépendante, il est quand même abusif que les crimes commis par la France pendant la guerre de libération nationale soient encore si souvent cachés sous le tapis de la bien-pensance, pétainiste ce n’est pas pour étonner, mais « de gauche », c’est plus surprenant.

Kamel Daoud

D’une génération plus jeune, Kamel Daoud a reçu une éducation arabophone et a d’abord voulu devenir imam, très engagé dans le mouvement islamiste des années 1980. Mais c’est la lecture, et singulièrement celle d’Albert Camus, Caligula notamment, qui l’en détournera [17].

S’il écrit en français et non en arabe, c’est, dit-il, parce que « la langue arabe est piégée par le sacré, par les idéologies dominantes. On a fétichisé, politisé, idéologisé cette langue [18]. »

C’est le roman Meursault, contre-enquête (chez Actes Sud), en quelque sorte réponse en miroir à L’Étranger de Camus, qui a lancé en 2014 le succès de son auteur en France. Le narrateur du roman est le frère de l’« Arabe » tué par Meursault dans L’Étranger, le fameux roman d’Albert Camus, et relate « sa propre version des faits ». Mais on ignore généralement qu’en 2013 les éditions Barzakh à Alger en avaient publié la version originale, avec quelques différences significatives, notamment « l’instigation intentionnelle par Kamel Daoud d’un doute quant au véritable auteur du meurtre de “l’Arabe” du fait de la confusion entre l’auteur et le narrateur de L’Étranger. L’invention d’“Albert Meursault” conduit le lecteur à soupçonner Albert Camus d’être le meurtrier de Moussa [le nom donné par Daoud à la victime arabe et anonyme du roman de Camus]. Ce jeu avec les structures narratives amplifie la portée politique d’un geste littéraire qui, ne se satisfaisant plus d’interpeller le personnage Meursault, interroge la responsabilité morale de l’écrivain Camus. » En effet, le texte de Kamel Daoud interroge de façon lancinante le parti-pris de Camus de ne pas donner de nom à la victime de son roman, façon de rejeter dans les coulisses de la société la population arabe de l’Algérie. Ces passages seront gommés ou modifiés dans l’édition française, semble-t-il à la demande des ayants-droit de la famille d’Albert Camus.

« En ce sens, l’entreprise de Kamel Daoud, à l’instar de celle de Kateb et de Condé, sorte de revendication d’un “droit de réponse littéraire”, s’inscrit dans le mouvement des écritures postcoloniales du fait qu’elle est une déconstruction des normes métropolitaines d’écriture en situation coloniale ».

En fait la position de Kamel Daoud, comme celle de Boualem Sansal que j’envisagerai ci-dessous, est forcément difficile : comme la plupart des pays arabes sont dominés par des despotes obscurantistes et prédateurs qui détournent à leur profit (et avec un certain succès) les sentiments religieux de leurs peuples, il est impossible de s’opposer à eux sans s’attirer l’accusation de compromission avec l’Occident satanique ou, encore pire, avec le sionisme, horresco referens.

En tout cas, il ratera de peu un Prix Goncourt qu’il aurait largement mérité, à mon humble avis moins pour Meursault, contre-enquête que pour Zabor ou les Psaumes, roman où son style propre se déploie mieux dès lors qu’il n’a plus Camus comme interlocuteur.

Boualem Sansal

Boualem Sansal, lui aussi, est passé tout près du Prix Goncourt en 2015 pour 2084, La Fin du monde. Lui aussi est confronté au dilemme de se voir accusé de compromission ou de révérence envers les autorités académiques de l’ancienne puissance coloniale, ou d’être complaisant avec les pouvoirs arabes en place et avec l’idéologie islamiste. De fait il est censuré en Algérie.

Il est né en 1949 dans l’Ouest algérien. Son père, Abdelkader Sansal, est issu d’une famille aisée du Rif ayant fui du Maroc vers l’Algérie pour échapper à la répression de l’insurrection menée par Abdelkrim el-Khattabi. Sa mère Khadjidja Benallouche a reçu une éducation et une instruction « à la française ». Abdelkader Sansal meurt en 1954, après quoi la grand-mère paternelle Saadia Kouadri s’empare du petit Boualem et chasse sa mère. La richesse et le pouvoir de la grand-mère venaient des bordels qu’elle possédait.

Écoutons l’écrivain : « Qu’ai-je pensé de cela, à cet âge ? Que sait-on à cinq ans ? Que ressent-on ? Quelles questions se pose-t-on ? Je découvrais que mon père n’était pas mon père et il venait de mourir ; que ma mère n’était pas ma mère et elle venait de disparaître ; que ma vraie mère était une inconnue qui m’avait conçu avec des inconnus de passage dans une maison interdite et elle avait disparu à son tour. Ne restait que Djéda et plus tard j’ai découvert qu’elle n’était pas ma grand-mère mais la sœur aînée de ma grand-mère, laquelle n’était pas plus ma grand-mère que son fils n’était mon père. J’ai dû me demander qui j’étais, d’où je venais, et quel mauvais sort m’attendait. Quelles autres questions ? J’étais l’enfant du néant et de la tromperie, je devais me sentir bien seul et triste. Et écrasé par la honte, comme je l’ai été tout au long de ma vie [19]. »

En 1957 Khadjidja Benallouche organise l’enlèvement de son fils, Boualem, ainsi que de ses deux frères vivant, eux aussi, à Teniet el Had, dans la maison de leur grand-mère. Ils vivront à Alger, dans des conditions d’une grande pauvreté, avec le nouveau mari de Khadjidja et les quatre enfants qu’elle a eus avec lui, mais lorsque la grand-mère Kouadri mourra, Khadjidja refusera sa part d’un héritage issu du proxénétisme.

Tout en poursuivant sa carrière d’ingénieur diplômé de l’École nationale polytechnique d’Alger, Sansal publie (à l’instigation de Rachid Mimouni, son collègue de bureau !) son premier roman, Le Serment des barbares, accepté par Gallimard en 1999, puis en 2000 L’Enfant fou de l’arbre creux. En cette période où les islamistes assassinent à tour de bras, avec une prédilection particulière pour les écrivains, les journalistes, les artistes, tous les porteurs d’une pensée et d’une expression libres et anticonformistes, il a bien conscience de prendre des risques. D’autant plus que ce n’est pas du côté du pouvoir politique, corrompu jusqu’à l’os et gardien de tous les conformismes, qu’il pouvait attendre protection ; bien au contraire, la publication en 2003 du roman Dis-moi le Paradis, critique des régimes politiques successifs, met fin à sa carrière de fonctionnaire.

Ici je laisse la parole à Boualem Sansal : « Il m’est arrivé un jour cette incroyable histoire. Je vais à la sortie de l’école pour la [sa fille de 4 ans] ramener à la maison et je ne la trouve pas. Je m’inquiète, je parcours le quartier et la cherche partout sans résultat. Je reviens alors jusqu’à l’école et je vois une file de tout-petits qui arrivent, avec à leur tête un homme barbu. Elle faisait partie du groupe. J’apprends alors par l’accompagnateur qu’ils reviennent tous de la mosquée. Je demande, courroucé, des explications et la directrice de l’école me dit qu’un programme d’éducation religieuse a été mis en place pour les enfants de couples mixte, dont Nanny, donc, puisque sa mère était tchèque. Sans prévenir les parents. C’est à la suite de cela que ma fille, suivie bientôt par sa mère, a quitté l’Algérie et est partie pour Prague. Ma famille a ainsi été disloquée [20]. » Cet événement se passait en 1980, vous pourrez en lire les circonstances ici.

En 2012 Boualem Sansal se rend en Israël pour une rencontre littéraire, ce qui n’arrange pas ses affaires avec les diverses polices de la pensée.

Boualem Sansal combat l’islamisme, qui a dévasté sa vie privée, plume à la main, et quelle plume. Je ne saurais trop vous recommander 2084 : la fin du monde, une fable satirique pleine de verve, en écho au roman d’Orwell. Il a pris son parti d’être haï par les bien-pensants.

Pour finir...

Vous l’aurez compris, ces cinq écrivains, poussés par la passion des lettres, ont dû faire fi des barrières idéologiques, politiques et culturelles pour produire leur œuvre, et il est inutile de leur chercher noise de tel ou tel choix linguistique ou esthétique, un écrivain écrit ce qu’il doit écrire, de la seule façon dont il le peut. Mais Kaoutar Harchi explique leurs démarches bien mieux que je ne saurais le faire. Lisez-donc tous ces livres !


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