Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre d’Antony Beevor :
Stalingrad
À partir d’archives soviétiques et allemandes
Article mis en ligne le 20 août 2019
dernière modification le 21 août 2019

par Laurent Bloch

La bataille de Stalingrad est, à n’en pas douter, un des événements majeurs de l’histoire du XXe siècle, le choc de deux totalitarismes, et le tournant de la seconde guerre mondiale : après le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord et la reddition du maréchal Paulus, commandant la VIème armée allemande, entre les mains du maréchal Joukov, le sort de l’Allemagne nazie était scellé.

Au sujet de cet affrontement titanesque, qui a fait au bas mot un million et demi de morts, j’avais déjà lu le livre de Vassili Grossman Vie et Destin, terminé en 1962, fresque romanesque saisissante nourrie de l’expérience de l’auteur sur le terrain, où il était correspondant de guerre. Antony Beevor élargit considérablement ce point de vue, parce qu’il écrit au cours des années 1990, qui lui ont donné accès aux archives soviétiques et allemandes, bien sûr inaccessibles à Grossman. Signalons également que Jonathan Littell, dans son roman Les Bienveillantes (prix Goncourt 2006), a fait bon usage du travail de Grossman comme de celui de Beevor.

Le totalitarisme, cela ne fonctionne pas

Un des aspects les plus frappants de cette bataille est la mise en lumière du principal défaut de la cuirasse du totalitarisme : la terreur que fait régner le chef suprême le rend inaccessible à toute objection, parce que celui qui l’émettrait risquerait non seulement sa propre vie, mais celle de sa famille. Or ni Hitler ni Staline n’étaient de grands chefs de guerre. L’URSS avait d’excellents généraux, bien au fait des techniques de la guerre moderne, mais Staline considérait celles-ci comme des conceptions stratégiques bourgeoises, alors il en a fait assassiner les deux tiers pendant les années 1930, ce qui a permis à la petite Finlande (quatre millions d’habitants à l’époque) de tenir en échec l’Armée Rouge en 1939-1940. Au début de 1941, de nombreuses informations de sources variées, dont les espions soviétiques et l’observation de concentrations considérables de troupes à la frontière, signalaient l’imminence d’une attaque allemande contre l’URSS, mais Staline n’a jamais voulu se départir de sa confiance envers Hitler, sans doute le seul homme auquel il ait jamais fait confiance. Et même lorsque son aviation d’observation lui a signalé la présence de colonnes de chars allemands en marche vers Moscou, son premier réflexe a été de faire arrêter l’observateur, soupçonné d’intoxication au service de l’ennemi. Ce sera tout le mérite de Joukov, en novembre 1942, de faire admettre à Staline les principes stratégiques qui avaient valu une balle dans la tête à ses collègues, ce qui permettra l’encerclement de la VIème armée allemande et finalement sa capitulation.

Avantage initial à l’Allemagne

Au lancement de l’opération Barbarossa le 22 juin 1941, Hitler semble disposer d’avantages considérables : effet de surprise, effectif engagé double en quantité et mieux équipé, adversaire mal préparé, armée soviétique désorganisée, Staline qui refuse de voir la réalité en face, même lorsque les blindés allemands foncent sur la route de Moscou. Mais en réalité le ver était déjà dans le fruit.

Il y eut d’abord un retard imprévu du déclenchement de l’opération, initialement prévu le 15 mai, et là nous pouvons remercier les peuples grec, albanais et yougoslave, qui ont subi des sacrifices considérables à cette occasion. En effet, Mussolini avait entrepris le 28 octobre 1940 de conquérir la Grèce à partir de l’Albanie, qu’il avait déjà annexée. Mais, contre toute attente, l’armée grecque, moins nombreuse et moins bien équipée, mena une contre-offensive victorieuse jusque loin sur le territoire albanais. Hitler se vit contraint de venir au secours de son allié, pour cela il retarda l’offensive contre l’URSS, mais pour arriver sur le théâtre d’opérations il lui fallait traverser la Yougoslavie, qui refusa le passage (après un putsch qui avait renversé le prince régent Paul). La Wehrmacht envahit alors la Yougoslavie, un des épisodes les plus sanglants de cette invasion fut le bombardement de Belgrade, le 6 avril 1941, sous le commandement de Wolfram von Richthofen, qui avait déjà dirigé le bombardement de Guernica et qui agira également à Stalingrad. Certains historiens émettent l’hypothèse que ce retard de cinq semaines ait pu jouer un rôle significatif dans l’enlisement de la Wehrmacht devant Moscou, à cause des communications de plus en plus difficiles au fur et à mesure que l’automne russe noyait le terrain sous la boue.

Hitler ne croit pas à l’hiver

Hitler se croyait un grand stratège, il pensait anéantir l’Armée Rouge avant l’hiver, il interdisait que l’on mentionne en sa présence l’hypothèse où il faudrait prévoir des équipements pour les grands froids, pour les hommes comme pour le matériel. C’est pourtant ce qui s’est produit, et l’armée allemande s’est retrouvée sous la neige, mal vêtue, avec des avions, des blindés et des camions dont les moteurs refusaient de démarrer.

Ses généraux pensaient que pour une victoire rapide il fallait concentrer l’effort sur Moscou, tant pour le caractère symbolique de la chute de la capitale que parce qu’elle était un nœud de communications ferroviaires et routières de première importance. Mais Hitler insistait pour la capture des champs pétrolifères de la Caspienne et la prise de Léningrad, ce qui étirait le front sur près de 3 000 km. Finalement, malgré plus d’un million de morts, Léningrad n’est pas tombée, non plus que Moscou, ni que Bakou. L’hypothèse a pu être avancée d’une hésitation d’Hitler à lancer une offensive décisive sur Moscou, parce qu’en cas d’échec son aura de chef suprême invincible se serait effondrée : c’est l’inconvénient de la toute-puissance, elle ne peut souffrir le moindre doute (une hypothèse semblable a été émise pour les atermoiements de la bataille d’Angleterre).

Finalement, après un hiver difficile, les Allemands lancent à l’été 1942 une offensive en direction de Stalingrad, qui devrait leur assurer le contrôle du cours inférieur de la Volga, la rupture des communications entre le sud et le nord de la Russie, et partant l’accès au pétrole de Bakou (les territoires sous domination allemande ne comportaient que de faibles gisements pétroliers en Roumanie, en Albanie et en Pologne). Tant qu’il fait beau, l’avance allemande, qui ne rencontre guère de résistance, progresse rapidement. À l’approche de Stalingrad, leur aviation écrase la ville sous les bombes, ce qui crée un labyrinthe chaotique qui sera le principal obstacle à la progression de leurs blindés, et un terrain d’embuscade favorable aux défenseurs soviétiques. Et bien sûr arrivent l’automne, puis l’hiver et des froids de -40°C, sur des troupes toujours mal vêtues et mal équipées.

Le général Paulus commande la VIème armée allemande, chargée directement de la prise de Stalingrad. Son expérience est plus celle d’un officier d’état-major que d’un responsable d’opérations de grande envergure sur le terrain. D’origine modeste, il semble complexé vis-à-vis de ses collègues qui se donnent du général-comte par ci, du colonel-baron par là. De surcroît, il a parfaitement reçu le message d’Hitler à ses généraux, qui exprime clairement qu’aucune contestation de la parole du chef ne sera tolérée. Il ne faudra donc attendre de Paulus aucune initiative indépendante, ni aucun rapport qui pourrait remettre en cause les plans d’Hitler. Cette passivité jouera sans doute un rôle dans l’échec final.

Résistance soviétique acharnée

Les Soviétiques ont reçu l’ordre de tenir coûte que coûte la ville de Stalingrad, sur la rive droite (occidentale) de la Volga, et cet ordre sera respecté au prix d’une discipline de fer : près de 14 000 militaires soviétiques seront exécutés pendant le siège pour l’avoir enfreint, cependant que 50 000 déserteront pour se rendre aux Allemands. La convention de Genève n’est respectée par aucun des deux camps, les prisonniers de guerre, lorsqu’ils ne sont pas exécutés sommairement, sont détenus dans des conditions qui ne leur accordent guère de chances de survie. Ceci ne retire rien à l’héroïsme des troupes soviétiques de la 62ème armée sous le commandement du général Tchouïkov, qui tiennent pied à pied, ravitaillées uniquement par la traversée de la Volga, sous le feu de l’artillerie allemande (c’était plus facile l’hiver quand le fleuve était pris par les glaces).

Cependant Joukov et Vasilievsky préparent l’opération Uranus, qui scellera le sort de l’offensive allemande. Dans cette guerre l’Allemagne avait des alliés : Italie, Roumanie et Hongrie, encore plus mal équipés et mal préparés que les Allemands, et souvent moins motivés. L’armée roumaine, qui s’est surtout illustrée dans le massacre de populations civiles, surtout les Juifs, est commandée par des officiers qui font la fête à l’arrière et se soucient peu de leurs hommes, dont la condition est misérable. Ils constituent des points faibles du front, et les Soviétiques ne sont pas sans l’avoir observé. En France on a l’habitude de considérer la seconde guerre mondiale comme une guerre de mouvement, par opposition à la première, à cause de la campagne de France, mais sur le front oriental on a souvent une guerre de tranchées, comme en 1917 (mutatis mutandis).

Staline retourne sa veste

Joukov et Vasilievsky ont donc convaincu Staline de la nécessité d’agir avec des troupes bien entraînées, bien équipées, soutenues par des blindés et l’aviation, principes considérés quelques années plutôt comme « bourgeois » et passibles de la peine capitale. C’est ainsi qu’aux débuts de cette guerre les Allemands avaient la surprise de trouver face à eux des soldats soviétiques totalement démunis matériellement et tactiquement, mal encadrés, que leurs officiers envoyaient se faire massacrer par milliers en pure perte : c’étaient de la stratégie « prolétarienne », fondée sur la « mobilisation des masses ». Après quelques millions de morts et la perte de quelques centaines de milliers de kilomètres carrés, ces principes ne tiennent plus. Des troupes fraîches seront rassemblées et entraînées loin du front. Joukov et Vasilievsky vont lancer deux offensives en tenaille sur les arrières du front de Stalingrad, une du nord-ouest vers le sud-est, le 19 novembre 1942, à partir du nord de la boucle du Don, une du sud-est vers de nord-ouest, le 20 novembre, à partir de la région au sud du coude de la Volga à Stalingrad (cf. la carte des opérations), en portant leurs efforts sur les troupes roumaines. Ces deux offensives effectueront leur jonction le 22 novembre à Kalatch-sur-le-Don, en encerclant 290 000 soldats allemands et alliés.

La 62ème armée de Tchouïkov aura joué un rôle important dans le succès de cette opération, en fixant à Stalingrad d’importantes forces allemandes. Hitler s’opposera à toute idée de sortie de l’encerclement, il ordonnera à Paulus de tenir le front de Stalingrad, et celui-ci n’était pas homme à discuter. Que ce soit de l’intérieur de la zone encerclée ou de l’extérieur, les forces de l’Axe étaient hors d’état de mener une contre-attaque, et Paulus signa sa reddition le 31 janvier 1943. Avec en outre le débarquement allié en Afrique du Nord et la victoire de Guadalcanal dans le Pacifique, le sort de l’Axe était scellé.

Le livre d’Antony Beevor illustre fort bien l’affrontement, à Stalingrad, de deux totalitarismes, aussi inhumains l’un que l’autre. Outre les 14 000 exécutions pendant la bataille, le NKVD poursuivra ses exactions pendant la reconquête de l’Ukraine, et des centaines de milliers de civils seront assassinés pour des motifs plus ou moins avérés de complaisance avec l’ennemi. Tout militaire ou civil soviétique prisonnier des Allemands, qu’il se soit évadé ou qu’il soit libéré par l’Armée Rouge, sera considéré comme un traître et traité en conséquence. Les prisonniers de guerre allemands seront traités comme ils avaient traité les prisonniers de guerre soviétiques, c’est-à-dire en contradiction avec toutes les lois de la guerre, mais selon le grade : les généraux auront un traitement de faveur, et du coup Paulus deviendra en quelque sorte pro-soviétique. Il terminera sa vie en Allemagne de l’Est. Si Hitler et Staline étaient deux tyrans au comportement nettement pathologique, Beevor insiste sur le fait que Staline était plus capable de se désavouer qu’Hitler, et que cela a sans doute contribué à sa victoire finale.