Pendant les douze ans que j’ai passés à l’Insee, suivis de sept ans à l’Ined, j’ai entendu de multiples commentaires et controverses sur le « fichier juif », j’ai lu ce qu’en ont écrit Raul Hilberg [1], Michel Volle [2] et d’autres, mais je n’avais jamais lu le Rapport de la commission présidée par René Rémond au Premier ministre, publié en 1996 aux Éditions Plon. C’était un tort : cette lecture, aussi accablante pour le lecteur que pour bien des personnages qui y apparaissent, est indispensable.
« L’origine de cette [publication] remonte à ce jour de septembre 1991 où Maître Serge Klarsfeld [...] pense avoir retrouvé à Val-de-Fontenay, où étaient entreposées les archives du Secrétariat d’État aux Anciens Combattants, la trace du fichier dit de la Préfecture de Police : celui qui a dû être constitué à partir des déclarations des juifs français et étrangers domiciliés dans le département de la Seine auxquels une ordonnance des autorités allemandes, en date du 27 septembre 1940, avait fait obligation de se présenter dans les commissariats de police pour se faire recenser entre le 3 et le 19 octobre. On savait qu’ils avaient été au total 149 734 à se conformer à cette injonction, mais on ignorait ce qu’étaient devenus les documents relatifs à cette opération, dont le fichier de la Préfecture de Police. »
Cette découverte déclencha une polémique inspirée par le soupçon que ce fichier aurait été dissimulé intentionnellement par le Secrétariat d’État aux Anciens combattants ou par les Archives nationales. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) fut saisie, elle chargea le sénateur Henri Caillavet d’une enquête à l’issue de laquelle elle recommanda que « le fichier de recensement de la Préfecture de Police de la Seine, ainsi que les fichiers originaux alphabétiques des internés juifs des camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, le fichier de recensement des Juifs par commissariat, les listes originales des convois partis de Drancy, documents qui concernent exclusivement des personnes juives, soient immédiatement versés aux Archives nationales ».
L’émotion était grande. Le Ministre de la Culture, autorité de tutelle des Archives nationales, prit contact, aux fins de constituer une commission chargée de faire la lumière sur cette affaire, avec l’historien René Rémond, qui s’entoura de Jean-Pierre Azéma, professeur des Universités à l’Institut d’Etudes politiques, André Kaspi, professeur à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Mme Chantal Bonazzi, Conservateur général chargé de la section contemporaine aux Archives Nationales (à laquelle a succédé Mme Paule René-Bazin) et Jean Kahn, président du Conseil représentatif des institutions juives. À l’issue des élections de mars 1993 et du changement de majorité parlementaire qui s’ensuivit, ce fut le Premier Ministre Édouard Balladur qui se saisit du dossier et qui décida d’élargir le champ d’investigation de la commission Rémond « à l’ensemble des questions juridiques et techniques posées par l’existence de fichiers établis au cours des quatre années de l’Occupation. »
En fait, il s’avéra assez rapidement que le fichier repéré par Serge Klarsfeld n’était pas celui qu’il pensait, mais un fichier de personnes arrêtées, presque toutes juives (au sens des lois raciales de Vichy). Le fichier du recensement des Juifs du département de la Seine avait été détruit en 1948 et 1949 sur instruction du Ministre de l’Intérieur, Edouard Depreux, en date du 6 décembre 1946. Le motif de la destruction était de faire disparaître tout fichier susceptible d’un usage discriminatoire, et le délai entre l’instruction et son exécution était destiné à permettre d’une part les recherches dans l’intérêt des familles, d’autre part les poursuites judiciaires en cours pour faits de collaboration.
Si le fichier du recensement d’octobre 1940 avait été détruit, il en restait d’autres, celui repéré par Serge Klarsfeld, et ceux que la commission Rémond allait découvrir : les fichiers des fusillés et des juifs arrêtés à Paris, le fichier et les cahiers de Drancy, le fichier de Beaune-la-Rolande et Pithiviers, les fichiers des enfants.
Il ne m’échappe pas que cette affaire du « fichier juif » est l’objet de violentes controverses où s’échangent des arguments que je n’ai les moyens ni forcément de réfuter ni encore moins de confirmer. Aussi me limiterai-je à citer d’après le rapport quelques documents d’archives de la plume de certains acteurs de l’époque et à les accompagner de quelques indications factuelles sur le destin de ces personnages.
Xavier Vallat
Xavier Vallat fut commissaire général aux Questions juives de mars 1941 à mai 1942. En 1947 il est condamné à dix ans d’emprisonnement et à l’indignité nationale à vie. Il est libéré en décembre 1949 et amnistié en 1954. Après la guerre, il devient chroniqueur au journal Aspects de la France. Mort en 1972.
Dans l’exposé des motifs préparant le deuxième « statut des juifs », Xavier Vallat écrivait : « idée directrice : utiliser comme base la notion de tradition ; le problème juif apparaît comme un conflit entre la tradition nationale française et une tradition juive inassimilable, qui ne peut que désagréger et corrompre cette tradition nationale, partout où elle se trouve en contact avec elle ».
Xavier Vallat écrit, le 2 décembre 1941, à René Carmille, le directeur du Service national des statistiques : « Les opérations du recensement des juifs en zone non occupée, prescrit par la loi du 2 juin 1941, sont terminées ; elles ont permis d’établir environ 140 000 déclarations. »
Louis Darquier, dit Darquier de Pellepoix
Darquier est commissaire général aux questions juives à partir de mai 1942 à février 1944, imposé par les autorités allemandes qui jugeaient son prédécesseur Xavier Vallat trop modéré.
Le 15 juillet 1942 Darquier participe aux derniers préparatifs techniques de la rafle du Vel’ d’Hiv’ des 16 et 17 juillet avec Theodor Dannecker, Jean Leguay, Émile Hennequin, André Tulard et Jacques Schweblin.
Après la guerre, condamné à mort par contumace, il se réfugie en Espagne où il meurt paisiblement en 1980.
Le 1er février 1943, un article signé par Darquier paraît dans Le Petit Parisien :
« Je propose au gouvernement :
– D’instituer le port de l’étoile jaune en zone non occupée ;
– D’interdire aux Juifs, sans aucune dérogation, l’accès et l’exercice des fonctions publiques […] ;
– Le retrait de la nationalité française à tous les Juifs qui l’ont acquise depuis 1927. »
René Carmille
Directeur du Service national des statistiques de sa création le 11 octobre 1941 (en absorbant la Statistique générale de la France) au 3 février 1944, date de son arrestation par la Gestapo, suivie de sa déportation à Dachau où il mourra le 25 janvier 1945. En effet, parallèlement à son zèle pour découvrir les juifs qui ne se seraient pas déclarés ainsi que leurs biens susceptibles d’être spoliés (cf. ci-dessous), Carmille rêvait d’un fichier d’hommes mobilisables pour la levée en masse d’une armée contre l’Allemagne, c’est un paradoxe du personnage [3].
René Carmille écrit à Xavier Vallat le 18 juin 1941 : « Le service vient d’organiser en zone non occupée un premier recensement comportant inventaire des activités professionnelles de toutes les personnes âgées de 16 à 65 ans [Carmille se réfère ici au recensement qui paraîtra au JO du 17 juillet 1941]... Dans le cas où le modèle des bulletins de recensement des juifs ne serait pas définitivement établi, je me tiens à votre disposition pour étudier, en accord avec vos services, un formulaire qui devrait permettre aussi bien à votre Commissariat général qu’au Service de la démographie de réunir tous les renseignements utiles sur les Juifs, de découvrir ceux d’entre eux qui n’auraient pas fait leur déclaration, d’organiser un contrôle de l’état des biens et de leur transfert éventuel depuis la publication de la loi et en définitive d’être éclairé exactement sur le problème juif.. »
René Carmille est l’inventeur du numéro d’inscription au répertoire des personnes physiques (NIR), connu usuellement comme « numéro de sécurité sociale ». L’instruction du 30 mai 1941 donne une signification aux chiffres aujourd’hui non utilisés (0 et 3 à 9) de la première colonne : « la première composante est ainsi définie : 1 et 2 [selon le sexe] désignent les citoyens français y compris les Juifs, 3 et 4 les “Indigènes d’Algérie et de toutes colonies sujets français, à l’exception des Juifs”, 5 et 6 les Juifs indigènes sujets français, 7 et 8 les étrangers y compris les Juifs ». Ces dispositions furent bien entendu abrogées à la Libération.
Henri Bunle
Directeur de la Statistique générale de la France (SGF) en 1940. Il meurt à 102 ans en 1986, entouré de tous les honneurs par l’Insee, après avoir répondu avec complaisance aux questions sur ses actions passées.
Le 12 avril 1941 Bunle écrivait à Jean-Pierre Ingrand, délégué du ministre de l’Intérieur pour la zone Nord : « La France est actuellement le seul pays d’Europe, ou à peu près, pour lequel le nombre de juifs compris dans sa population ne soit pas connu, non plus a fortiori que leur répartition par âge, nationalités, groupes professionnels etc. [...] La Statistique générale de la France se met à votre disposition pour reprendre et exécuter le dit projet »
André Tulard
André Tulard, mort en 1967 sans jamais avoir été poursuivi en justice, fonctionnaire de la préfecture de police, puis sous-directeur de la direction des étrangers et des affaires juives à l’intérieur de la direction de police générale de mai 1942 à juillet 1943, il fut avec le soi-disant commissaire Jean François l’organisateur du recensement des Juifs du département de la Seine en octobre 1940, et donc l’auteur du fameux fichier dont il est question ici. Comme signalé ci-dessus, il fut un des organisateurs de la rafle du Vel’ d’Hiv’.
Mystère autour de Jean François ?
Longtemps j’ai cru qu’un mystère planait autour de Jean François, nommé le 5 octobre 1940 directeur adjoint de l’Administration générale de la Préfecture de police, avec la responsabilité de la sous-direction (dit service) des Étrangers et des Affaires juives (confiée à André Tulard, cf. ci-dessus), un des organisateurs de la rafle du Vel’ d’Hiv’ et cheville ouvrière de la traque des juifs à Paris. C’est en lisant le livre de Laurent Joly L’antisémitisme de bureau que j’ai compris que la commission Rémond avait cru trop vite à la véracité de documents qui lui attribuaient à tort la qualité de policier avec le grade de commissaire. Jean François, contrairement à ce que dit le rapport de la commission, n’a jamais été jugé : il a comparu devant une commission d’épuration, il a été entendu par la justice, mis à la retraite avec pension (il a obtenu que soit retirée la mention « d’office »), et en 1954 il obtiendra même l’honorariat.
Conclusion ?
Puis-je formuler une esquisse de conclusion à cette petite anthologie ? Je ne peux qu’observer qu’à l’exception de Carmille, la plupart des personnages évoqués ci-dessus ont bénéficié d’une longévité bien supérieure à celle de ceux qu’ils se sont évertués à recenser, ficher, piller et traquer, puisque c’est bien ce qui s’est passé. Si Vallat et Darquier étaient clairement des assassins, les autres ont contribué activement et sans états d’âme à une tâche immonde qui a porté ses fruits [4]. Après la guerre certains ont bénéficié de la solidarité de certains corps de fonctionnaires pour éviter l’opprobre que leurs actes méritaient.