Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre de Stéphane Courtois :
Lénine, l’inventeur du totalitarisme
Première partie : un héros, vraiment ?
Article mis en ligne le 19 mai 2024
dernière modification le 21 mai 2024

par Laurent Bloch

Illusions perdues...

Après mon enfance dans une famille communiste et quelques années de délire maoïste (qui m’ont donné une expérience vécue de l’idéologie totalitaire), je me croyais vacciné contre les séductions du marxisme-léninisme et du collectivisme : c’était compter sans le poids dans notre pays d’une idéologie communiste édulcorée savamment associée au catholicisme de la Fille aînée de l’Église (merci à Gérard Mauger pour me l’avoir fait remarquer il y a quelques décennies). Cette chape de plomb pèse jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans les milieux intellectuels, y compris sur des gens nés après la chute du Mur de Berlin. La lecture du livre de Stéphane Courtois (un véritable historien reconnu par ses pairs, slavisant, qui a accès aux documents originaux) dont il va être question ici, Lénine, l’inventeur du totalitarisme, m’a révélé que j’étais encore gravement infecté de représentations communistes.

En fait, j’étais tombé dans le panneau tendu en 1956 lors du XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique par Nikita Khrouchtchev, avec une grande habileté il faut en convenir : désireux de solder les crimes de la période précédente, il en a attribué l’entière responsabilité à Joseph Staline, évincé dans la foulée du mausolée de la Place Rouge, ce qui permettait de sauver l’idéologie et les méthodes de gouvernement du régime, et de conserver un saint à vénérer, objet des manifestations de piété populaire obligatoires, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine.

Les illusions relatives au régime soviétique ont été bien ébranlées par la répression des soulèvements de Budapest et de Prague et par la chape de plomb de la période Brejnev, mais Lénine, qui était mort tôt (1924), conservait l’aura d’un dirigeant révolutionnaire clandestin. Certes, j’avais lu plusieurs volumes (pas tous) de La Roue rouge d’Alexandre Soljenitsyne, qui écornaient sérieusement cette image, pour le moins, mais il me restait une atmosphère, un préjugé favorable.

Avant 1917

Ce livre de Stéphane Courtois, augmenté et réédité en 2024 pour le centenaire de la mort de son personnage, ne laisse rien subsister de son image, si ce n’est une circonstance atténuante : le traumatisme, à dix-sept ans (1887), de la condamnation à mort injuste et de l’exécution de son frère aîné Alexandre, engagé dans le mouvement terroriste (où son action était bien inefficace) Narodnaïa Volia, « La Volonté du Peuple ».

Lénine doit son surnom à la Léna, fleuve de Sibérie orientale sur les rives duquel il aurait été déporté, mais en réalité sa mère avait écrit à l’administration pénitentiaire pour expliquer que la santé de son fils était fragile et qu’il lui fallait un climat plus clément, après quoi son lieu de relégation (pour trois ans, en 1897) fut déplacé vers le sud-ouest, dans le district de Minoussinsk, près du fleuve Ienisseï. Il y dispose d’une grande isba et de domestiques, sa fiancée Nadedja Kroupskaïa pourra l’y rejoindre avec sa mère, cependant qu’il partage son temps entre la chasse, la pêche, l’écriture de textes révolutionnaires et la lecture de livres de toutes orientations que l’administration pénitentiaire se fait un devoir de lui acheminer : lors de sa « libération », ladite administration se chargera du transport des 250 kilos de livres que Lénine souhaite remporter de l’autre côté de l’Oural. Les lecteurs d’Evguenia Guinzbourg et de Varlam Chalamov apprécieront la comparaison avec les conditions de détention du Goulag soviétique, que Lénine aura sans doute imaginées pour éviter à ses prisonniers la vie émolliente dont il avait souffert sous le tsarisme... Parce que c’est bien Lénine qui fut l’architecte du Goulag, comme le démontre le livre.

Après ces épisodes peu confortables malgré tout, Lénine préférera vivre en France, en Belgique, en Allemagne, mais surtout en Suisse, d’où il continuera à diriger de loin l’activisme social-démocrate en Russie. Il faudra que ses camarades insistent lourdement pour qu’il revienne brièvement en Russie pendant la révolution de 1905, lorsque militants et manifestants étaient tués par l’armée et par la police (n’ayez crainte, Lénine ne s’exposera jamais à de tels dangers).

De quoi vivait-il ? Il publiait quelques articles, extorquait de l’argent au riche parti social-démocrate allemand (ce qui ne l’empêchera pas de le traîner dans la boue), mais surtout il percevait les revenus de ses terres et de ses autres propriétés, et il n’hésitait pas à pressurer les moujiks en retard sur le versement des fermages.

Il y aura bien d’autres choses à dire, dans un prochain article.