Blog de Laurent Bloch
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Un nœud de malentendus sur fond d’histoire coloniale :
Pour une démocratie multi-ethnique
Article mis en ligne le 28 septembre 2022
dernière modification le 29 octobre 2023

par Laurent Bloch

Alors qu’un parti politique ouvertement raciste et à la solde d’une puissance étrangère ennemie vient d’envoyer 89 députés à l’Assemblée nationale, de bons esprits, assurés de leur antiracisme de gauche, pensent que le danger pour les institutions républicaines viendrait du communautarisme de certains groupes sociaux, de la pensée décoloniale, de la culture woke, de la cancel culture et de quelques autres épouvantails plus ou moins imaginaires. Sans nier quelques excès de langage de ce côté-là, je n’ai jamais vraiment cru à ce danger, et si les annulations de plusieurs conférences empêchées par des manifestants relèvent d’une intolérance condamnable, je dois rappeler que j’ai connu bien pire dans ma jeunesse soixante-huitarde, y compris d’ailleurs de la part de ceux qui protestent aujourd’hui. Que l’on pense à Paul Ricœur, président de l’université de Nanterre, insulté, molesté, la tête recouverte d’une poubelle en 1970 par des étudiants maoïstes. Paul Ricœur !

Pour clarifier mes idées sur ce sujet brûlant je me suis plongé dans quelques livres récents : La Panique woke - Anatomie d’une offensive réactionnaire d’Alex Mahoudeau, Je suis noire, mais je ne me plains pas, j’aurais pu être une femme de Mahi Traoré, Que faire du passé ? - Réflexions sur la « cancel culture » de Pierre Vesperini, La grande expérience - Les démocraties face à la diversité de Yascha Mounk. Voici un peu en désordre les idées que j’ai pu en tirer.

Le livre de Yascha Mounk envisage l’avenir des « démocraties multi-ethniques » : en effet la plupart des pays démocratiques ont évolué en quelques décennies d’une situation de quasi homogénéité ethnique à une autre où l’immigration a modifié (et continue à modifier) la composition sociale. En consultant les statistiques de l’Insee on apprend ainsi qu’en France vivent 7,0 millions d’immigrés, soit 10,3 % de la population totale ; 2,5 millions de ces immigrés sont citoyens français, ce qui laisse 4,5 millions d’immigrés étrangers, auxquels s’ajoutent 0,8 millions d’étrangers nés en France (et qui donc ne sont pas immigrés). D’autre part, l’enquête Trajectoires et origines - Enquête sur la diversité des populations en France (Ined-Insee) de 2010 nous apprend que vivent en France quatre millions de Musulmans, au sens large du terme (selon l’affiliation auto-déclarée). Un tel paysage social, très différent de celui qui prévalait au début du XXe siècle, impose quelques changements de comportement aux institutions comme aux membres de la société.

Yascha Mounk, fils d’une Juive polonaise dont les parents, survivants du génocide nazi, ont dû quitter la Pologne lors de la vague de persécutions antisémites de 1968-1969, est lui-même né à Munich en 1982. Bien que fidèle supporter du Bayern, il n’a jamais réussi à se sentir vraiment chez lui en Allemagne et il vit maintenant aux États-Unis. Fort de sa riche expérience migratoire familiale et personnelle, il pense qu’il y a deux modèles extrêmes à éviter : le melting pot [1] et la salade composée. « Selon la métaphore du melting-pot, les immigrés et les membres des minorités devraient s’assimiler à la société sans s’accrocher à leur culture ancestrale. C’est un idéal trop homogénéisant, qui ne respecte pas suffisamment les cultures traditionnelles de citoyens venus du monde entier. Le suivre, c’est contribuer à la création d’un monde dans lequel les membres des minorités ethniques, culturelles et religieuses se sentiront obligés de dissimuler leur identité réelle pour être pleinement acceptés. » Faut-il pousser le curseur complètement de l’autre côté ? « L’idéal de la salade composée palliait le défaut principal de son prédécesseur. Elle a participé à une meilleure appréciation de la diversité culturelle dans la vie réelle... Mais, en théorie comme en pratique, la salade composée est allée nettement plus loin. À l’image des communautaristes qui appellent de leurs vœux une “association des associations”, certains de ses défenseurs ont explicitement formulé une vision de la société dans laquelle les membres des différents groupes n’ont que très peu de contacts entre eux et se trouvent soumis à l’autorité de leurs aînés, sans garde-fous. L’adoption pleine et entière de ce genre de multiculturalisme court le risque d’aggraver la fragmentation des démocraties multiethniques. » Bref, la voie de la raison serait au milieu, dans le respect des traditions culturelles et religieuses des uns et des autres, mais en favorisant les contacts et les échanges entre les différents groupes. Le législateur, le système éducatif et les autres institutions publiques ont bien sûr leur rôle à jouer pour faire advenir cette situation, que l’on espère harmonieuse.

Dans La Panique woke - Anatomie d’une offensive réactionnaire Alex Mahoudeau se moque des intellectuels, souvent de gauche et assis dans de confortables positions universitaires ou médiatiques, qui ne voient comme seul danger à l’horizon que l’expression un peu virulente de jeunes gens aux origines familiales situées sur la rive sud de la Méditerranée : mais croit-on vraiment que des gens qui se font contrôler par la police trois fois par semaine dans les transports en commun et qui se savent discriminés pour le logement et pour l’emploi puissent parler de ces questions sur le ton posé d’un universitaire du haut de sa chaire ? Il s’agit de leur vie, après tout, dont on peut se faire une idée en lisant le livre Je suis noire, mais je ne me plains pas, j’aurais pu être une femme de Mahi Traoré, pourtant loin d’être en bas de l’échelle sociale, mais néanmoins en butte non seulement au racisme franc et assumé, mais, peut-être plus cruellement, à l’éviction sournoise, à la rétrogradation hypocrite, « pour elle c’est déjà pas mal »... On pourra aussi se référer à James Baldwin, qui explique fort bien pourquoi le fossé qui s’est creusé aux États-Unis entre Blancs et Noirs pendant quatre siècles d’esclavage ne se comblera pas en un jour.

Des intellectuels et universitaires néoréactionnaires, nous dit Mahoudeau, larmoient sur la persécution dont ils seraient victimes de la part du mouvement woke : même si des excités ont pu leur manquer de respect de façon répréhensible, ils continuent à occuper les tribunes les plus prestigieuses de la presse écrite, radiophonique et télévisée, ce qui est loin d’être le cas de leurs contradicteurs. En fait, on aurait tort de ne pas regarder au-delà de certaines maladresses d’expression juvéniles pour voir les problèmes réels que soulèvent les défenseurs les mieux inspirés de la cause woke [2], telle Rokhaya Diallo : une partie de l’intelligentsia française envisage l’universalisme républicain dont elle se réclame comme une norme à laquelle les nouveaux venus sont tenus de se plier. Il y a une autre façon d’envisager l’universalisme, l’ouverture à la diversité des civilisations et à ce qu’elles peuvent nous apporter, comme Youssef Courbage et Emmanuel Todd [3] l’ont écrit dans leur livre Le rendez-vous des civilisations.

Force est de constater que la société française est plus imprégnée d’universalisme normatif que d’universalisme ouvert. Un jour lors d’une discussion avec deux collègues nés au sud de la Méditerranée et habitant la France depuis des décennies, ils m’ont dit que la ville la moins raciste de France, c’était Paris : peut-être parce qu’y résident depuis plus longtemps des étrangers plus nombreux, que les Parisiens s’y sont habitués, et qu’ils en apprécient les avantages, par exemple dans le domaine de la variété gastronomique.

Dans Que faire du passé ? - Réflexions sur la « cancel culture » Pierre Vesperini se penche, donc, sur ce mouvement parti des États-Unis. Autant reproduire ici d’emblée l’avertissement de l’auteur : « Ces réflexions, pour critiques qu’elles soient, ne sont pas un réquisitoire contre les acteurs de ce qu’on appelle communément la “cancel culture”. Je comprends leurs positions. Mais leur action, telle qu’elle s’opère aujourd’hui, ne peut à mon sens que conduire à des impasses et parfois à des catastrophes. C’est pour tenter de les prévenir que j’expose mes idées. »

Pierre Vesperini expose l’exemple suivant : « Le conseil municipal de New York vient de décider à l’unanimité de retirer la statue de Thomas Jefferson qui veillait depuis un siècle sur ses délibérations.

La décision est motivée par le fait que Jefferson était un propriétaire d’esclaves (slaveholder) : il en possédait plus de six cents, et avec l’une d’entre eux, Sally Hemings, il eut six enfants. Six enfants, donc six nouveaux esclaves, selon l’adage Partus sequitur ventrem, “l’enfant suit l’utérus”, directement inspiré du droit romain. ... c’est la première fois, à ma connaissance, que des élus décident à l’unanimité d’“effacer” (cancel) l’un des fondateurs de la démocratie même qu’ils représentent. »

L’auteur analyse les différents versants de ce cas : indubitablement, Thomas Jefferson est un fondateur de la démocratie moderne. Il l’a fait au péril de sa vie, face à des adversaires qui n’auraient pas manqué de le pendre s’ils avaient pu le capturer. « Jefferson est le principal rédacteur de la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, qui proclamait pour la première fois, dans un monde où les hiérarchies semblaient “naturelles”, l’égalité des hommes. Elle s’ouvre par un axiome qui présente comme des “vérités évidentes par elles-mêmes” ce qui était alors un paradoxe inouï : “Tous les hommes ont été créés égaux, dotés par leur Créateur de certains Droits inaliénables, parmi lesquels la Vie, la Liberté, et le droit au Bonheur.” C’est l’inspiration directe du premier article de notre Déclaration de 1789. » Et pourtant il avait des esclaves, qu’il n’hésitait pas à traiter cruellement, par exemple en cas de tentative d’évasion, et qu’il n’a pas affranchis par son testament, à l’exception de ses deux fils, qui ont dû assister à la vente de leurs femmes et de leurs enfants. À une époque où les idées anti-esclavagistes avaient déjà gagné tous les auteurs dont il lisait les livres, Montesquieu, Voltaire, Helvétius, Diderot... Le réquisitoire est accablant, il n’y a aucune circonstance atténuante.

« Jefferson était raciste dans un monde où la notion de race passait couramment pour l’un des résultats les plus incontestés de la science moderne. » Mais Clemenceau a laissé des écrits de jeunesse qui ne valent guère mieux. Sans parler, plus près de nous, du racisme de Churchill et de sa responsabilité dans la famine du Bengale en 1943, incontestables. Alors que faire ? Il reste que Jefferson a fondé la démocratie moderne et que Churchill a contribué de façon décisive à la victoire sur Hitler ; considérons que leurs statues commémorent ces actes décisifs, plus que leurs auteurs, et que retirer la statue de Churchill reviendrait à le mettre sur le même plan qu’Hitler : je vous laisse juge.

Sur un plan plus large, Pierre Vesperini pose la question de la culture que l’on oppose aux « nouveaux venus », qu’ils viennent de pays lointains ou de milieux sociaux modestes. Umberto Eco, lors d’un colloque à Lyon en 2011, dit « nous avons quand même une culture impalpable, façonnée par la religion ... Moi qui suis agnostique et européen, je suis toujours ému quand je vois une cathédrale dans un pays éloigné. » Mais c’est aussi « parce que “l’Europe est chrétienne” que certains étrangers n’ont pas leur place en France. ... Il aurait été malséant de parler à Umberto Eco des camps de rétention, des rafles, des interpellations et des expulsions, des coups et des blessures, parfois mortels, des amants séparés des amants, des enfants et des adolescents raflés dans leurs écoles et enfermés dans les centres de rétention. » Plutôt que cette « culture-héritage », qui exclut, l’auteur propose de mettre l’accent sur la « culture-humanisme », ouverte au monde et à ses habitants.

Il est salubre que les débats plus ou moins biaisés autour du mouvement woke et de la cancel culture aient permis la mise au jour de vraies questions intéressantes, avec même des réponses stimulantes.


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