Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Aïcha
Article mis en ligne le 25 octobre 2022
dernière modification le 31 octobre 2022

par Laurent Bloch

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C’est à la même époque, fin 1972 ou début 1973, que je fais la connaissance d’Aïcha, sans doute par l’intermédiaire de ses condisciples d’hypokhâgne qui militaient comme moi au Secours rouge du XVIIIe arrondissement. Il semble que ce soit par mon intermédiaire qu’elle ait connu, peu après, Ahmed et ses copines et copains du Mouvement des travailleurs arabes, Sophie, Saddek, Rabah. Peu après elle quitte la khâgne pour Sciences-Po, puis poursuit à l’université des études de lettres et de littérature russe. C’est elle qui me révèle l’ouvrage de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque. Plus tard elle m’incitera à lire Robert Musil, Philippe Jaccotet son traducteur, poète et critique helvète...

Le parcours d’Aïcha, et avant le sien celui de ses parents, méritent que l’on s’y arrête. Son père, algérien, est mobilisé dans l’armée française en 1939 ou 1940, et fait prisonnier par les Allemands. Il réussit à s’évader et s’installe à Bourges puis à Tours où il vit avec une Berrichone, qui finit par l’abandonner en lui laissant leurs trois enfants. Il retourne alors en Algérie, y épouse une jeune femme algérienne avec laquelle il rentre en France et qui élèvera les trois premiers enfants de son mari, plus les trois qu’ils auront ensemble, Aïcha, sa sœur et son frère. À Tours, ils tiennent un restaurant dans le centre historique de la ville, assez délabré en ces années 1950-60 et peuplé d’ouvriers immigrés, leurs clients. Au fur et à mesure que le quartier sera réhabilité la clientèle se diversifiera et la prospérité du restaurant en bénéficiera, j’ai eu l’occasion d’y déjeuner avec Ruth, Christian et Sophie en 1974, c’était très bon.

Quelques années auparavant, la jeune Aïcha travaille très bien à l’école, elle adore la littérature. Ses parents qui n’ont pu aller à l’école ou très peu parce qu’ils ont travaillé jeunes (12 ans pour son père et 14 ans pour sa mère), misent beaucoup sur les études et le travail : ils inscrivent les filles dès le cours élémentaire au petit lycée Balzac (une école primaire intégrée au lycée) et les garçons à Descartes. Pour sa mère, qui a élevé six enfants et tenu un restaurant pendant la période difficile de la guerre d’Algérie, les filles doivent être indépendantes et « ne pas compter sur un mari » (c’est son expression).

Aïcha est la meilleure élève du lycée. Après le bac elle entre en classe préparatoire à Paris, en continuant le russe. Ses examens passés, elle obtient un poste de lectrice de français à l’université de Khabarovsk, en Sibérie orientale, dernière grande ville sur le Transsibérien avant Vladivostok, sur le fleuve Amour [1], à proximité immédiate du district autonome juif du Birobidjan (où il n’y a plus guère de Juifs). En cette époque brejnévienne [2], la région n’est pas vraiment un lieu de relégation, mais on a quand même tendance à y envoyer les gens que l’on ne souhaite pas voir à Moscou (à 6145 km de là). Du coup il y a des gens intéressants au restaurant universitaire... De Khabarovsk elle me rapportera un samovar que je possède toujours.

Aïcha loge à la Cité universitaire ; un matin, très tôt, on frappe à sa porte. Elle regarde par le judas : dans le couloir, la directrice de la Cité et un milicien en uniforme. La police à l’aube, cela n’augure rien de bon... Elle ouvre : la directrice la prend dans ses bras avec effusion, « Soyez courageuse, mon petit ». Quel drame ? mes parents, ma famille ? Non : « Le président Georges Pompidou est mort ». Aïcha pousse un soupir de soulagement.

Aïcha fera par la suite une belle carrière dans diverses institutions culturelles, au musée d’Orsay notamment (elle fait partie de l’équipe d’ouverture du musée dès 1985 et jusqu’en 1999 y a été chargée des manifestations culturelles et du cinéma) puis à la Femis, elle dirigera les centres culturels français de Damas et de Kiev, où elle sera aussi attachée culturelle. Auparavant elle aura séjourné à Tbilissi, et la Géorgie lui aura procuré son compagnon Alexandre.