Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre d’Hervé Le Tellier (prix Goncourt 2020) :
L’Anomalie
Avec quelques moments de fou rire
Article mis en ligne le 16 décembre 2020

par Laurent Bloch

Finalement le jury du prix Goncourt est souvent bien inspiré. En apprenant qu’il avait choisi L’Anomalie comme lauréat de l’année 2020, j’ai pressenti que ce livre me plairait : Hervé Le Tellier est de longue date membre de l’Oulipo [1], et il participait régulièrement à l’émission de Françoise Treussard sur France Culture Les Papous dans la tête, qui nous a procuré quelques bonnes tranches de franche rigolade. Eh bien ce livre est de cette lignée : il m’est arrivé de ne pas avoir pu m’arracher à sa lecture à trois heures du matin, et de réveiller à cette heure indue mon épouse par un rire irrépressible.

Il est impossible de résumer l’intrigue du roman sans révéler des secrets que le lecteur ne devra découvrir qu’au bout d’une bonne centaine de pages. Disons que l’on voit apparaître, tels des vignettes, des personnages apparemment sans rapports les uns avec les autres : Blake, un tueur à gages par désœuvrement qui mène une double vie ; Victor Miesel, un écrivain sans guère de lecteurs, qui vit de traductions, cherche l’amour en vain et deviendra Victør ; Lucie, jeune monteuse de cinéma, maîtresse d’un homme qui pourrait largement être son père et mère d’un pré-adolescent ; Joanna Wasserman, avocate afro-américaine combative mariée à un juif new-yorkais ; Slimboy, rappeur nigérian homosexuel ; Adrian Miller, professeur de calcul des probabilités à Princeton, amoureux transi de la topologiste britannique Meredith Harper. Le milieu mathématique, où l’auteur a passé sa jeunesse, est évoqué avec verve, Meredith pense à Adrian ainsi : « Pour un probabiliste, c’est un rêveur, il a des yeux verts qui le feraient prendre pour un théoricien des nombres, même s’il porte les cheveux aussi longs qu’un théoricien des jeux, de petites lunettes d’acier trotskisantes de logicien et de vieux T-shirts troués d’algébriste – celui qu’il arbore en cet instant est particulièrement avachi et ridicule. »

Lors de son stage post-doctoral dans le laboratoire du professeur Pozzi au MIT, vingt ans auparavant, Adrian s’est vu attribuer une corvée : remplir un contrat avec le département de la Défense, qui consiste à envisager toutes les situations de crise possibles à bord d’un avion de ligne, telles que panne de moteur, détournement par des terroristes, tornade, éruption volcanique, etc. Il faut pour chaque situation proposer un scénario opérationnel. Adrian réussit à obtenir, pour ce travail fastidieux, l’aide de la doctorante de Pozzi, Tina Wang, ils travaillent d’arrache-pied, modélisent les blocages, « recensent toutes les variables qui peuvent affecter le trafic aérien, [...] leur attribuent des valeurs statistiques », se disputent « sur l’hypothèse ergodique et la distribution stationnaire ». Bref, leur travail est exhaustif, « trente-sept protocoles de base, avec, chaque fois, entre sept et vingt chemins contingents, soit près de cinq cents situations de base, et autant de réponses », un rapport de mille cinq cents pages. Néanmoins, le Pentagone leur renvoie le rapport avec une question : « Et si nous sommes confrontés à un cas n’obéissant à aucune situation étudiée ? ». Ils élaborent alors le « protocole 42 », complètement loufoque, où tous les informaticiens reconnaîtront la patte du livre de Douglas Adams, Le Guide du routard intergalactique. Hélas, une situation improbable va advenir, le protocole 42 va être déclenché, et ce qui va se passer constitue la trame du roman.

Lors du pot de médaille Fields d’un collègue, Adrian, légèrement ivre, tente de draguer Meredith assez consentante, mais le protocole 42 intervient... « Lorsque Adrian sort du laboratoire, un véhicule de police l’attend déjà, juste devant le barbecue où les saucisses rôtissent joyeusement. L’officier le salue comme s’il était un général quatre étoiles, et les regards des collègues se braquent vers Adrian. Lui rend au policier un salut gauche et approximatif, et monte à l’arrière non sans se cogner au cadre du toit. La voiture démarre, sirène hurlante, gyrophares allumés. Adrian roule loin du sexe avec Meredith et vers l’inconnu. »

Il y aura de l’amour, des aventures, des meurtres, surtout de l’humour. Bref, je ne saurais trop vous recommander ce roman.