Les camps de regroupement, la divulgation de leur existence
Pendant la guerre d’Algérie, à partir de 1957 [1], les autorités coloniales françaises décident, afin de priver le FLN de ses appuis dans la population, de vider certaines zones rurales de leurs habitants, qui seront internés dans des camps de regroupement de population (CRP). Les territoires ainsi vidés de leur population sont déclarés zones interdites, l’armée peut y tirer sans sommation sur quiconque, les villages sont détruits, incendiés ou bombardés.
Signalons que l’histoire de ces camps de regroupement a fourni l’argument d’une œuvre littéraire de premier plan, le roman de Rachid Mimouni L’honneur de la Tribu (1989), lui-même adapté au cinéma en 1993, ainsi que de plusieurs travaux scientifiques, dont la thèse de géographie de Michel Cornaton en 1967.
L’existence de ces camps et les conditions de vie révoltantes qui y sévissaient commenceront à être connues en France métropolitaine et à l’étranger par le rapport du stage d’élève de l’École nationale d’administration effectué par le jeune Michel Rocard en 1959, rapport confidentiel destiné au délégué général en Algérie Paul Delouvrier, qui sera néanmoins divulgué. En juillet 1959 un reportage de Pierre Macaigne sur les camps paraîtra dans le Figaro et fera scandale. Ce système d’enfermement persitera néanmoins jusqu’au cessez-le-feu de 1962, et après cette date les nouvelles autorités algériennes ne feront pas grand-chose pour réinstaller les populations déplacées, ce qui fait que plusieurs années plus tard de nombreux « regroupés » continuaient à vivre dans des camps de fortune, jusqu’après 2000.
La lecture du roman de Rachid Mimouni donne à penser que l’expérience de ces populations déplacées et la déshérence qui est restée la leur après l’indépendance de l’Algérie ne sont pas sans rapport avec les événements sanglants des années noires de la décennie 1990.
D’un camp, l’autre
Jeudi 18 octobre, l’Institut du Monde arabe organisait une conférence-débat intitulée D’un camp, l’autre avec Kamel Kateb, démographe à l’Ined, Lama Kabbanji, chercheuse à l’IRD, et Slimane Zéghidour, éditorialiste à TV5 Monde, modérée par Smaïn Laacher, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Ce débat faisait suite à la parution, sous la plume de Kamel Kateb, de Nacer Melhani et de M’hamed Rebah, de l’ouvrage Les Déracinés de Cherchell [2].
Les Déracinés de Cherchell
Kamel Kateb s’est proposé de saisir la trajectoire individuelle et collective des « regroupés » et leur vécu à partir de l’exemple de ceux de la sous-préfecture de Cherchell, qu’il a pu étudier de façon détaillée tant par le recueil de récits de vie de survivants que par des témoignages d’appelés du contingent français ayant connu les CRP. Je le remercie d’avoir bien voulu me communiquer les notes de son exposé et la photo qui illustre cet article, à partir desquelles j’ai rédigé ce bref compte-rendu dont les erreurs ou les imprécisions restent de ma seule responsabilité.
Quelles étaient les conditions de vie et de travail de ces petits paysans pauvres avant, pendant et après la guerre ? Étaient-ils revenus à leur condition antérieure ? Ont-ils alimenté les flux migratoires internes et internationaux ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles le chercheur a voulu répondre. 38 « regroupés » et 5 soldats du contingent ont répondu à son enquête.
Cherchell est une ville côtière à 80km à l’ouest d’Alger, au cœur d’une région berbérophone ; ce sont les populations rurales des montagnes environnantes qui ont été visées par la politique des CRP, afin de les regrouper en plaine et de transformer les régions montagneuses en zones interdites.
Selon les archives coloniales dépouillées par Michel Cornaton, au moins 2 350 000 habitants, soit 28% de la population « musulmane » algérienne évaluée alors à 8 500 000 habitants, était enfermée dans ces camps en 1961, dans des conditions déplorables de logement, de sous-alimentation et d’hygiène : selon le rapport de Michel Rocard, la mortalité infantile y était de l’ordre de 50%.
Au centre d’un CRP typique, le poste militaire ; le camp est entouré de barbelés électrifiés et de miradors ; les hommes qui travaillent à l’extérieur du camp n’ont le droit d’en sortir que le jour, en présentant un laisser-passer. L’appel des hommes a lieu matin et soir, au rassemblement.
La condition des populations enfermées dans les CRP est misérable : perte du cheptel, difficulté ou impossibilité d’accès aux champs, faiblesse des ressources. Lorsque la perspective de l’auto-détermination et du cessez-le-feu se précisera, les autorités feront signer aux personnes déplacées des déclarations par lesquelles elles disaient avoir détruit elles-mêmes leurs maisons et renonçaient à toute indemnisation pour la perte de leurs biens.
Comme le signale Kamel Kateb, « la guerre révolutionnaire a été alimentée par la misère extrême des populations des campagnes », qui les a incitées à fournir combattants et ravitaillement.
À partir du déploiement du plan de Constantine (1959-1963) la terminologie change : les CRP deviennent des « nouveaux villages », les zones interdites des « zones de contrôle militaire renforcé ».
Kamel Kateb met l’accent sur les moments historiques qui ont scandé la vie des CRP et de ceux qui y vivaient : l’instauration des pleins pouvoirs à l’armée en Algérie par la loi du 12 mars et par le décret du 17 mars 1956 ; le rapport Rocard de février 1959 qui lève le voile sur l’existence des camps ; l’application à partir d’avril 1959 du plan de Constantine qui visait à faire des Algériens des citoyens français, conformément à la constitution de la cinquième République adoptée par référendum en septembre 1958 ; la perspective de l’autodétermination (septembre 1959).
Cela dit, dans quelques cas la vie au CRP a été l’occasion de trajectoires sociales atypiques : certains ont pu aller à l’école du CRP, et parmi eux l’un est devenu ingénieur, un autre militaire de carrière, un troisième artiste... Il s’agit bien sûr de cas individuels cités par le chercheur.
Une enfance au camp
Slimane Zéghidour a été « regroupé » avec sa famille lorsqu’il était âgé de cinq ans. Il était né dans un minuscule village de la commune d’Erraguene, dans une région isolée et particulièrement déshéritée de Petite Kabylie, et c’est sur le territoire de cette commune que les autorités implanteront le CRP où sa famille sera déplacée.
Slimane Zéghidour exprime, dans ses souvenirs, toute l’ambiguïté de cette expérience : l’horreur de l’enfermement derrière les barbelés, la promiscuité, l’entassement dans des paillotes peu protectrices dans l’un des sites les plus pluvieux du bassin méditerranéen. Mais le médecin militaire du poste l’a sauvé de la tuberculose qui a emporté dans sa famille un frère et une sœur, et l’école du camp lui a appris à lire, ce qui lui a permis de devenir plus tard chercheur et journaliste.
Les « regroupés » d’Erraguene ont bénéficié d’une chance relative : l’administration a décidé la construction d’un barrage hydro-électrique sur le territoire de la commune, ce qui a fourni du travail aux hommes du camp, et donc des revenus. Le père et l’oncle de Slimane Zéghidour ont ainsi pu ouvrir un commerce dans le camp, et plus tard acheter un camion qui leur permettait une fois par semaine d’aller s’approvisionner à la ville.
Après le cessez-le-feu et le départ de l’armée française, les habitants du camp ont eu le sentiment d’être complètement laissés à eux-mêmes, les nouvelles autorités issues de l’indépendance n’ont rien fait ni pour leur permettre de réintégrer leurs anciens villages, ni pour leur fournir les services publics de santé ou d’éducation. Alors beaucoup sont partis pour les grandes villes, surtout Alger, où ils ont été fort mal accueillis par les habitants, qui les ont traités avec un dédain comparable à celui qu’ils avaient eux-mêmes subi de la part des Français avant l’indépendance.
Slimane Zéghidour a lancé un appel sur le Web pour recueillir des documents et des témoignages d’anciens du camp ou de militaires français, ce qui lui a permis de réunir toute une documentation photographique très représentative de la vie au camp.
Chaque année, à la surprise générale de sa famille, Slimane Zéghidour retourne dans son village natal, dont il ne reste que des ruines envahies par la végétation. La chaleur communicative du personnage contraste avec la mélancolie qu’inspire son récit.
Réfugiés syriens au Liban
La démographe Lama Kabbanji (IRD, CEPED) mène des recherches sur la situation des réfugiés syriens au Liban [3]. Les relations entre le Liban et la Syrie sont compliquées, la Syrie a longtemps considéré que la séparation entre les deux pays n’était que l’effet de l’arbitraire colonial (ce qui n’est pas dénué de fondement), et ce n’est que récemment qu’elle a établi des relations diplomatiques avec le Liban. Néanmoins les Syriens pouvaient entrer librement au Liban et y travailler, à la différence des Palestiniens par exemple. Pour citer les chercheurs, « il faut souligner que le Liban ne reconnaît pas le statut de réfugié et n’est pas signataire de la Convention des Nations Unies sur les réfugiés de 1951 ni du protocole de 1967. Le terme utilisé officiellement pour parler des personnes ayant fui la Syrie est celui de déplacés. » (ibid.).
« Entre 2011 et 2014, le passage aux frontières, la circulation entre les deux pays de même que la résidence se font sans obstacles juridiques majeurs, conformément à l’accord bilatéral signé entre le Liban et la Syrie en 1993 accordant la liberté de circulation, de résidence, de travail et d’exercice d’activités économiques entre les deux pays » [4].
Les autorités libanaises ont voulu éviter de reproduire avec les Syriens la situation des réfugiés palestiniens, qui sont près de 400 000 enregistrés par l’UNRWA au Liban, dont plus de la moitié vivent encore dans des camps, et qui n’ont pas le droit de travailler légalement. Aussi les réfugiés syriens n’ont-ils pas été « encampés », pour reprendre l’expression de la chercheuse, ceux qui le peuvent vivent dans des appartements, sinon dans des campements de fortune où les conditions de vie sont déplorables [5]. La plus grande partie sont installés dans les régions de la Bekaa et du Akkar, frontalières de la Syrie. Les autorités libanaises cherchent à limiter l’implantation de ces réfugiés et leur accès au marché du travail.
Lama Kabbanji et son co-auteur ont pu établir, à partir des statistiques mensuelles de passages aux frontières produites par la Direction générale de la sécurité au Liban, des courbes qui retracent les flux migratoires entre la Syrie et le Liban. Ainsi, « les entrées sont globalement supérieures à la moyenne (qui est de 261 486) entre septembre 2011 et juillet 2014. Ce qui correspond à une période durant laquelle la guerre battait son plein en Syrie et les politiques d’immigration au Liban étaient plus permissives. À partir de juillet 2014, le nombre d’entrées mensuelles est inférieur à la moyenne. Cette période correspond à la mise en place de politiques de frontières et de séjour de plus en plus restrictives côté libanais et des conditions d’accueil de plus en plus difficiles au Liban. »
Nos deux chercheurs, à partir des flux migratoires, en recoupant les données de la Direction générale de la sécurité au Liban et celles du HCR, et en leur appliquant des méthodes statistiques adéquates, ont pu reconstituer les effectifs de population de réfugiés, au nombre de 1,2 millions au jour de leur publication. Ils ont ensuite utilisé les images satellitaires, mises gracieusement à la disposition des chercheurs par différents organismes tels que l’Agence spatiale européenne, pour observer les migrations à l’intérieur du territoire libanais et les rapporter au cadastre, et ainsi observer l’impact de ces mouvements sur l’occupation des sols, l’urbanisation, etc.
À l’heure où les fantasmes les plus variés sur la « vague migratoire » inondent les médias, de telles études scientifiques rigoureuses apportent des mises en perspective salubres. Les Syriens contraints de fuir leur pays s’en éloignent le moins possible, dans l’espoir d’y retourner dès qu’ils en auront l’occasion.