Quand vous aurez vu ce film, ce que je vous conseille sans hésiter, vous ne pourrez plus voir du même œil les livreurs à vélo qui, à toute heure, vous apportent votre pizza préférée, parfois au mépris des passages piétons et des feux rouges, mais vous aurez compris pourquoi. La plupart sont sans papiers, ils ont deux outils de travail : leur vélo, bien sûr, avec lequel ils attendent devant des restaurants que le repas à livrer soit prêt, mais surtout le téléphone, équipé d’une application fournie par l’entreprise de livraison, laquelle comporte le numéro d’immatriculation du livreur, et permet de recevoir les commandes et les adresses des clients.
Comme Souleymane, originaire de Guinée Conakry (vous entendrez parler malinké et peulh), n’a pas de papiers, juste un récépissé de demande d’asile, il ne peut pas s’enregistrer auprès de l’entreprise de livraison, alors il loue un numéro d’immatriculation à un collègue en règle. Il loue également les services d’un compatriote qui doit l’aider à préparer son entretien avec les services de l’immigration de la préfecture, décisif pour l’obtention de papiers, et qui tente de lui apprendre une histoire rocambolesque d’adhésion à un parti d’opposition, de manifestation réprimée, de séjour en prison : la même fable a servi à d’autres candidats à la régularisation, la fonctionnaire de la préfecture l’aura déjà entendue deux fois la semaine précédente...
L’entretien-couperet est dans deux jours : mais ce n’est pas pour cela que Souleymane peut arrêter de courir et se concentrer, il doit gagner sa vie. Le loueur de numéro d’immatriculation lui prend presque la moitié du prix des courses, alors la marge est faible, il y a des restaurateurs sympathiques d’autres moins, idem pour les clients, comme ce vieillard impotent et humain à qui son fils fait livrer des pizzas au sixième étage (avec ascenseur en panne).
Souleymane mange quand il peut et comme il peut, parfois un restaurateur lui donne quelque chose qu’il avale en vitesse. Et pour dormir ? Le 115 : tous les jours il téléphone pour réserver une place, et le soir il court pour attraper le bus de 22h au métro Jaurès ; quand il le rate il dort dehors.
Les courses en vélo sont haletantes, Boris Lojkine explique qu’elles ont été filmées à vélo, un vélo pour la caméra, un autre pour le son, c’était le seul moyen. Et là, catastrophe : Souleymane ne voit pas le feu rouge, trop occupé à consulter le téléphone attaché au guidon, heurt avec une voiture, pas trop de dégâts mais le sac du repas est tombé, chiffonné et sali. La cliente (beaux quartiers, bel appartement) refuse la livraison et envoie un commentaire négatif, l’entreprise de livraison désactive l’immatriculation, plus de revenus.
Immatriculation désactivée, le loueur de numéro d’immatriculation non seulement refuse de verser l’argent dû à Souleymane, mais exige un dédommagement, et finalement le précipite dans l’escalier. De ce fait Souleymane est complètement désemparé au moment de comparaître devant la fonctionnaire de la préfecture, qui refusera de croire les balivernes qu’il lui raconte, et là notre héros finira par lui dire le vrai : son père qui a chassé sa mère quand il était encore enfant, sa mère très perturbée et dont tout le monde s’éloigne de peur du mauvais œil, lui qui part à travers le Sahara pour trouver un travail qui lui permettrait de lui assurer une vie décente. Bref, comme tous les immigrés : fuir une vie intolérable pour en trouver une autre plus digne.