Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un livre d’Hervé Le Bras :
Il n’y a pas de race blanche
Réfutation de quelques impostures
Article mis en ligne le 28 janvier 2025
dernière modification le 10 février 2025

par Laurent Bloch

Depuis déjà quelques années certains penseurs auto-patentés, de droite comme de gauche, geignent périodiquement sur le déchaînement d’un supposé « racisme anti-blanc », stimulé par de méchants « woke » et autres « communautaristes » qui exciteraient les populations incontrôlées des « territoires perdus de la République ». Toutes ces constructions idéelles sont parfaitement fantasmatiques, mais suffisamment serinées sur les ondes culturées pour que l’historien et démographe Hervé Le Bras ait décidé de prendre l’expression au mot, d’en extirper les racines et d’en montrer la vacuité : c’est le sujet de son dernier livre, Il n’y a pas de race blanche, chez Grasset. Ce faisant, il nous entraîne dans un tourbillon vertigineux d’idées toutes aussi délirantes les unes que les autres, proférées du XVIIIe au milieu du XXe siècles par des penseurs qui n’étaient pourtant pas tous médiocres (Kant !). Voici son entrée en matière :

« Toute société élabore des critères ethnocentriques pour justifier sa supériorité, voire sa perfection, comparée aux autres sociétés qu’elle dévalorise. Les esquimaux appelaient “poux de la terre” les autres peuples, les Grecs et les Romains les désignaient du terme de “barbares”. Au dix-huitième siècle, les sociétés européennes ont été profondément transformées par les conséquences de la révolution scientifique, tant concrètement qu’idéologiquement. Elles n’ont plus été en mesure de faire appel aux mœurs ou à la religion pour revendiquer leur supériorité. Elles se sont tournées vers la science. Naturalistes, médecins, philosophes ont alors rivalisé de classifications raciales destinées à porter au pinacle une race qualifiée de “blanche”, la leur, en raison d’une prétendue supériorité biologique (ou naturelle dans le langage de l’époque). On sait maintenant que l’entreprise était vouée à l’échec car contraire aux règles mêmes de la recherche scientifique. »

En fait les ambitions européennes avaient changé : depuis le XVIe siècle les Européens avaient entrepris de conquérir et de soumettre non plus seulement leurs voisins et rivaux, mais le monde, ils ne pouvaient plus se contenter de rabaisser les autres peuples par des caractères anecdotiques, ils devaient se doter d’une supériorité ontologique, et puisque le christianisme était de moins en moins capable de tenir ce rôle, la science fut ainsi appelée à la rescousse. Il semble bien que Linné ait donné le coup d’envoi de cette compétition classante, assis sur une solide position de naturaliste.

Une chose fascinante dans le livre d’Hervé Le Bras, c’est son inventaire des classifications raciales et des procédés de classement adaptés imaginés par les auteurs de la période envisagée : tous sont différents mais concluent néanmoins à la supériorité des mêmes. Enfin pas systématiquement, par exemple Camper :

« Avec Petrus Camper, dessinateur et anatomiste, le critère de la beauté devient central. Cependant, paradoxalement, Camper se montre dans tous ses écrits l’opposé de ce qu’on appellerait de nos jours un raciste. En dépit de cela, il est le premier à mettre au point une mesure de la diversité raciale, l’angle facial, que les savants qui lui succéderont vont abondamment utiliser et qui servira de prototype à d’autres mesures et indices appelés à proliférer au XIXe siècle. Son cas illustre les chemins détournés qu’empruntent les préjugés pour se renforcer, pour encercler la réalité de plusieurs côtés, pour l’emprisonner. »

On est surpris de trouver Kant en si mauvaise compagnie ; enfin, sa longue carrière lui a permis d’évoluer : « Il s’est contenté d’abord des lieux communs de son époque, puis a progressivement pris le sujet à cœur, utilisant les connaissances scientifiques et les récits d’explorateurs qui s’accumulaient, jusqu’à faire de la question des races un exemple de la différence entre la raison pure et la raison pragmatique ou, plus simplement, entre les données d’observation et les théories historiques. »

Broca et Gobineau sont quand même les principaux contributeurs, le premier encense les premiers arrivants (Celtes je crois) par rapport aux sauvages Germains, pour Gobineau c’est le contraire, mais les arguments sont aussi faibles des deux côtés. Avec le Sud esclavagiste des États-Unis on aborde les choses sérieuses, parce que là il y a de vrais enjeux économiques, politiques, juridiques, et on voit que c’est encore plus répugnant que ce que l’on croyait savoir.

Pour conclure, Hervé Le Bras paraphrase Ludwig Wittgenstein : « “La signification du mot race blanche est l’ensemble de ses emplois dans les théories des naturalistes, des anthropologues et des philosophes.” Au contraire d’une pierre qui roule sans amasser mousse, le terme de race blanche a accumulé au cours de son histoire toutes les tentatives de la définir, passées en revue dans les chapitres précédents, et d’autres encore. Les théories ont beau avoir été réfutées, leur invraisemblance a beau sauter aux yeux compte tenu des connaissances actuelles, rien n’y fait. Elles restent présentes à l’esprit comme si elles lui avaient imprimé une marque indélébile. »

En vous recommandant la lecture de ce livre, qui au passage ridiculise quelques politiciens français contemporains que vous serez peut-être surpris d’y découvrir, je signale à Hervé Le Bras un procédé classificatoire des Blancs utilisé en Côte d’Ivoire et peut-être dans d’autres pays d’Afrique : la distinction entre les « Blancs teint-clair » (les vrais, de France, garantis sur passeport) et les Blancs plus douteux, par quoi sont entendus les résidents libanais du lieu.