Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Un témoignage unique de Jean-Pierre Filiu :
Un historien à Gaza
Des scènes glaçantes observées sur le terrain
Article mis en ligne le 29 juin 2025

par Laurent Bloch

Au moins depuis 2007 Israël impose un blocus strict à Gaza : par terre, air, mer, que ce soit électricité, eau, télécommunications, Internet, rien ni personne n’y pénètre sans son visa, et en tout cas aucun citoyen israélien autrement que dans le cadre d’une opération militaire. L’idée que Gaza aurait été un territoire indépendant où les Palestiniens agissaient librement à leur guise est simplement un mensonge répandu par les chroniqueurs français soutiens de la politique israélienne (les Israéliens sont moins hypocrites). Rappelons simplement qu’Israël bombarde périodiquement le territoire, et l’a envahi, simplement depuis 2005, en 2008-2009 (opération Plomb durci, 1300 morts palestiniens), 2012 (opération Pilier de défense) et 2014 (Guerre de Gaza de 2014, 2200 victimes palestiniennes), sans préjudice d’opérations plus ponctuelles mais néanmoins meurtrières.

Depuis le 7 octobre 2023 ce blocus s’est encore resserré : aucun journaliste étranger n’entre plus à Gaza, si ce n’est incorporé à une unité de l’armée israélienne. Vous avez pu voir les photos des populations affamées de Gaza en train de faire la queue devant un centre d’aide humanitaire improbable dans l’espoir d’un peu de nourriture, ainsi que des villes entières détruites par les bombardements, mais aucun journaliste étranger n’a pu y pénétrer, cependant que les journalistes palestiniens sont systématiquement assassinés par l’armée israélienne.

Pour contourner cette interdiction, l’historien Jean-Pierre Filiu s’est enrôlé dans un groupe de Médecins sans frontières, autorisé à pénétrer à Gaza (enfin, dans le territoire restreint de la « zone humanitaire », dont le livre fournit une carte) dans le cadre d’opérations humanitaires. Il a ainsi pu séjourner un peu plus d’un mois dans ce territoire qu’il fréquente régulièrement depuis 1980. Mais, dit-il, « rien ne me préparait pourtant à ce que j’ai vu et vécu à Gaza du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025. »

Qu’a vu Jean-Pierre Filiu à Gaza ? J’emprunte un résumé de la situation au rabbin Bitya Rozen-Goldberg : « Dès le début de la guerre à Gaza, des centaines de citernes ont été détruites, les réseaux d’eau et les usines de dessalement systématiquement bombardés, privant ainsi la majorité de la population palestinienne d’un accès à l’eau potable. Depuis le 17 mars, date de la rupture du cessez-le-feu, et pendant plus de deux mois, aucune aide humanitaire n’a pu pénétrer Gaza malgré les centaines de camions prêts à livrer des vivres. Les quatre seuls centres de distribution sont, depuis leur ouverture partielle, des pièges mortels pour les civils. Ils sont utilisés pour déplacer les populations et renforcer les milices, sans apporter de réelle solution au désastre ambiant. » La famine est utilisée par l’armée israélienne comme une arme de guerre contre les populations civiles. Les installations et les sites culturels, dont certains comme le monastère de Saint Hilarion (une exposition à l’Institut du Monde arabe en a montré quelques éléments) datent de l’antiquité, sont systématiquement détruits, or la destruction de la culture d’un peuple entre dans la qualification de génocide adoptée par les instances internationales telles que l’ONU.

Ce que Jean-Pierre Filiu a vu : des enfants décharnés, des familles « logées » sous la pluie hivernale dans des abris de carton et de plastique, les victimes d’une frappe de drone dans la « zone humanitaire » le jour même où le cardinal Pizzaballa, envoyé du Pape, était à la Sainte-Famille de Gaza, des convois d’aide humanitaire attaqués par des bandes organisées de pillards protégées par l’armée israélienne, qui veut jouer les mafias tribales contre le Hamas. Il a également recueilli les témoignages sur les tirs ciblés contre les journalistes palestiniens, contre les hôpitaux, contre les médecins.

Jean-Pierre Filiu ne peut être soupçonné de complaisance envers le Hamas et envers ses crimes : « dès le 7 octobre 2023, quelques heures après le début de la campagne terroriste du Hamas, j’avais appelé à la solidarité avec toutes les victimes, quelle que soit leur origine, pressentant que cette guerre israélo-palestinienne serait la plus épouvantable du conflit opposant les deux peuples depuis plus d’un siècle. J’avais alors lancé un appel aussi vibrant à la libération inconditionnelle de tous les otages israéliens. » Plus loin : « Le bain de sang perpétré, en octobre 2023, par le Hamas et ses alliés a réveillé, dans la population israélienne, l’angoisse de l’anéantissement qui tenaillait, à l’automne 1947, les partisans sionistes, deux ans et demi après la libération des camps de concentration. » Mais : « le gouvernement Netanyahou et la direction du Hamas, en dépit de la guerre acharnée qu’ils se livrent, voient leurs intérêts converger pour déformer la réalité de Gaza. » Il ne manque pas de signaler qu’après des frappes israéliennes qui laissent la population civile exsangue, les miliciens des brigades Qassam et des « Noukhba, les troupes de choc du Hamas, fer de lance du bain de sang du 7 octobre 2023 », même si ils ont subi des pertes considérables, paradent sans vergogne en sortant de leurs abris souterrains lors d’une remise d’otages au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) chargés de les transférer en Israël.

Combien de morts à Gaza ? 56 156, 64 260, 186 000 selon les sources citées par Wikipédia (Centre d’information palestinien, The Lancet) et selon que l’on compte les victimes directes ou indirectes, mais en fait on n’en sait rien, parce qu’une grande partie des victimes ont été écrasées sous les décombres des immeubles détruits par les bombardements, et que leurs corps n’ont été ni retrouvés ni encore moins recensés.

On peut comprendre que les exactions innommables du Hamas et (surtout) de ses complices le 7 octobre 2023 aient pu susciter un désir de vengeance parmi la population israélienne, mais là la disproportion des nombres de victimes et de l’ampleur des destructions montre qu’il s’agit d’autre chose, d’un projet politique cynique d’éviction totale des Palestiniens de leur pays, déployé à l’occasion des représailles. Et il est bien sûr totalement hypocrite de faire comme si tout allait bien le 6 octobre : tout allait peut-être bien à Tel Aviv, mais à Gaza il y a au moins 60 ans que rien ne va bien, sous la séquestration israélienne, avec périodiquement des invasions meurtrières et des bombardements israéliens.

En fait, la lecture qui m’a le mieux aidé à comprendre et à supporter ces événements qui ont écrasé mes nuits et mes jours (et ceux de beaucoup d’autres, je le sais), c’est la biographie récente de Frantz Fanon par l’historien américain Adam Shatz. J’avais lu Fanon il y a fort longtemps, en une époque pleine d’illusions révolutionnaires, Adam Shatz me l’a remémoré par sa présentation à la fois érudite, synthétique et pédagogique. Fanon observe la révolution algérienne et les événements qui l’ont précédée de son œil de psychiatre : pendant 132 ans les Algériens ont été traités par les Français comme moins que des humains, alors lorsque la pression fait exploser la bouilloire les révoltés peuvent commettre des actes d’une grande cruauté, souvent contre des innocents. Et, à Gaza, ceux qui depuis 1948 tapent sans relâche sur la tête des Palestiniens, ce sont les Israéliens, militaires ou colons, alors quand des gens tapent à leur tour sur les Israéliens, on ne peut guère attendre beaucoup de compassion à leur égard de la part des Gazaouis. Ce qui ne justifie en rien les représailles barbares totalement disproportionnées, de l’armée française à Sétif en 1945 ou de l’armée israélienne à Gaza aujourd’hui.

« Gaza ne s’est pas juste effondrée sur les femmes, les hommes et les enfants de Gaza. Gaza s’est effondrée sur les normes d’un droit international patiemment bâti pour conjurer la répétition des barbaries de la Seconde Guerre mondiale. Gaza s’est effondrée sur les codes d’une diplomatie qui avait ses règles et ses faiblesses, mais qui tendait à pacifier les contentieux plutôt qu’à les exacerber. Gaza est désormais livrée aux apprentis sorciers du transactionnel, aux artilleurs de l’intelligence artificielle et aux charognards de la détresse humaine. Et Gaza nous laisse entrevoir l’abjection d’un monde qui serait abandonné aux Trump et aux Netanyahou, aux Poutine et aux Hamas, un monde dont l’abandon de Gaza accélère l’avènement. »