Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Récit d’une catastrophe :
Tchernobyl
Pas mieux avec le Boeing 737 MAX 8
Article mis en ligne le 30 août 2019
dernière modification le 6 septembre 2019

par Laurent Bloch

Sur les instances d’amis et de mon épouse j’ai regardé la série télévisée consacrée à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, improprement intitulée en français « Chernobyl [1] ». Le premier épisode est un peu décourageant, mais les quatre suivants sont meilleurs. Vous pouvez les voir en vous abonnant pour un mois à la chaîne OCS, ou avec le système de vidéo à la demande de votre fournisseur d’accès (c’est mal fichu mais avec un peu de persévérance on y arrive).

Une catastrophe provoquée par un système vicié

La série relate avec fidélité et, d’après ce que j’en sais, véracité les circonstances, les causes et les conséquences de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Le dernier épisode, centré sur le procès des responsables et les témoignages des experts, donne une explication assez pédagogique et, pour autant que je puisse en juger, assez exacte de l’enchaînement des événements et des erreurs qui ont entraîné, officiellement, la mort de 31 personnes, officieusement entre 4 000 et 95 000 morts, et si l’on compte les victimes indirectes ou différées sans doute beaucoup plus, des centaines de milliers probablement.

Certaines des circonstances de la catastrophe de Tchernobyl s’expliquent au moins en partie par la nature despotique du régime soviétique, sous lequel il était impossible à un subalterne de contester les décisions d’un supérieur ou des organes du Parti ou de l’État, sous peine de subir une véritable mort sociale, ce qui sera d’ailleurs le sort du véritable héros de la série, le physicien Valeri Legassov, qui confirmera les erreurs humaines qui furent les causes immédiates du désastre, mais qui n’hésitera pas à révéler les causes plus profondes, au cœur de l’organisation de l’industrie nucléaire soviétique dans son ensemble. Et cette organisation rigide et despotique empêchera toute correction possible des erreurs humaines plus ponctuelles.

Dans les pays occidentaux, des organisations qui ne valent guère mieux

Si l’on fait abstraction de la capacité du système soviétique, bien imité par le système russe actuel, à envoyer au Goulag les porteurs d’opinions dissidentes, force est de constater que bien des organisations du monde occidental ne valent guère mieux.

Pour ne considérer qu’un exemple récent : l’enchaînement des motifs et des prises de décisions à l’origine des deux catastrophes du Boeing 737 MAX 8 (189 morts le 29 octobre 2018 lors du crash du vol 610 Lion Air en Indonésie, 157 morts le 10 mars 2019 lors du crash du vol Ethiopian Airlines ET302) n’est pas très différent de ce qui s’est passé dans les sphères nucléaires soviétiques, même si ni l’ampleur des dommages ni celle des moyens de coercition hiérarchique ne sont en aucun point comparables. Que s’est-il passé ? Pris de court par la concurrence, l’état-major de Boeing a décidé d’équiper son modèle 737, dont le premier vol commercial remonte à 1968, de réacteurs plus puissants. Ces nouveaux moteurs sont plus encombrants et plus lourds que les précédents, leur emplacement doit être avancé et surélevé par rapport au modèle précédent, ce qui déplace le centre de gravité de l’appareil et en modifie l’équilibre général. Les ingénieurs disent qu’il faut revoir toute la géométrie de l’avion et son aérodynamique, ce qui demande au minimum deux ans de travail. Les gestionnaires, calculettes à pattes incompétentes, répondent que c’est trop long et trop cher, et que l’on va compenser les déséquilibres induits par la nouvelle structure par des additions au logiciel de navigation. Le logiciel, c’est bien connu, c’est vite fait et pas cher, d’ailleurs pour que ce soit encore moins cher on en sous-traite la réalisation à un prestataire en Inde, qui n’a aucune expérience de ce problème, et qui d’ailleurs ne pourra pas bénéficier de collaborations avec les ingénieurs du constructeur, parce que l’équipe chargée de ces questions chez Boeing a été dissoute.

Ce n’est pas tout : les ingénieurs avertissent que l’avion ainsi modifié sera très différent du modèle précédent, qu’il faudra donc repasser devant les organismes de certification, et organiser un nouveau cycle de formation pour les pilotes des compagnies clientes. Là aussi, trop long, trop cher. Boeing fait des déclarations mensongères aux organismes de certification, quant aux pilotes ils devront se contenter d’un stage de mise à niveau de quinze jours. Mais il n’y a pas de petit profit : la formation à l’usage des nouvelles fonctions du logiciel de navigation sera facultative et payante, et les compagnies clientes ne seront pas forcément informées de la nécessité que leurs pilotes suivent ce stage.

En outre, les enquêtes consécutives aux accidents monteront que ces nouvelles fonctions du logiciel n’étaient pas très bien conçues, et qu’elles pouvaient entraîner des comportements indésirables de l’avion, difficilement corrigibles par les pilotes, surtout s’ils n’avaient pas suivi la formation optionnelle [2].

On pourra lire un article détaillé sur le sujet, avec des schémas explicatifs.

Bref, si l’on compare, dans les cas de Tchernobyl et du Boeing 737 MAX 8, les rôles respectifs des ingénieurs, qui avaient averti des conséquences possiblement catastrophiques de mauvais choix techniques, mais n’avaient pas été écoutés, et des managers, incompétents et suffisants, on ne peut manquer de relever de fortes similitudes, mutatis mutandis bien sûr.

Et Areva...

Autre exemple de gestion bureaucratique catastrophique : la nomination à la tête de la COGEMA (devenue Areva puis Orano) d’Anne Lauvergeon, qui n’avait pour postuler à cette responsabilité guère d’autre titre que d’avoir été membre du cabinet de F. Mitterrand, et à la recherche d’un poste confortable auquel le système des grands corps français lui donnait droit, croyait-elle.

Le moins que l’on puisse dire est que l’exercice s’est soldé par un échec. Alors qu’au début des années 1980 l’industrie nucléaire était un des quatre points forts de l’économie française (avec l’agro-alimentaire, l’aéro-spatial et le luxe), à la fin du mandat de Madame Lauvergeon en 2011 Areva est une entreprise à la dérive que l’État doit renflouer à coups de milliards. Parmi les nombreuses taches au tableau, le rachat à prix d’or de la société Uramin, qui n’avait pas extrait la moindre once d’uranium, opération sur laquelle pèsent encore des soupçons d’irrégularités.

Pourquoi l’Ukraine et la Biélorussie ne sont-elles pas des déserts ?

La série Tchernobyl explique de façon convaincante que si l’accident du 26 avril 1986 n’a pas eu de conséquences plus graves, c’est parce que des mesures ont été prises dans les heures qui ont suivi l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale. Si rien n’avait été fait et si les événements avaient suivi leur cours, ce sont sans doute des dizaines de millions de morts et la désertification pendant des siècles d’un territoire aussi vaste que la France à quoi il aurait fallu s’attendre.

Si des mesures de confinement de la catastrophe ont pu être mises en œuvre, c’est grâce à trois facteurs :

 des diagnostics précis de la situation par des physiciens et des ingénieurs, au premier rang desquels Valeri Legassov, qui ont réussi à se faire entendre de la hiérarchie administrative ;

 l’intervention, qu’il faut qualifier d’héroïque, de centaines ou peut-être même de milliers de pompiers, techniciens et autres travailleurs employés au confinement et à la résorption de l’incendie des installations, de la fusion du cœur du réacteur et des menaces de contamination de la nappe phréatique et d’une explosion d’encore plus grande ampleur ; certains de ces travailleurs étaient informés et conscients des risques qu’ils encouraient, d’autres étaient envoyés sur ce terrain extrêmement dangereux sans rien savoir ; la plupart sont morts des suites de leur irradiation, plus ou moins longtemps après, cependant que d’autres ont miraculeusement survécu ;

 alors que la plupart des responsables administratifs et bureaucratiques impliqués ont joué un rôle franchement négatif dans cette affaire et portent une lourde responsabilité, le film montre que l’intervention de Boris Chtcherbina, vice-président du Conseil des ministres de l’URSS de 1984 à 1989, que Valeri Legassov avait gagné à sa cause, a permis d’obtenir les moyens nécessaires aux travaux de confinement, qui n’auraient pas été possibles sans ce soutien ; ainsi, les bureaucrates et managers sont le plus souvent nuisibles, mais un bon manager peut jouer un rôle utile décisif.