Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Deux livres d’Enzo Traverso et de Mark Mazower
“La fin de la modernité juive” et “Antisémitisme”
Article mis en ligne le 7 octobre 2025

par Laurent Bloch

Pour tromper quelque peu le désespoir engendré par les événements terrifiants qui se déroulent à Gaza on peut chercher du réconfort dans la lecture d’auteurs qui nous donnent du recul. J’en ai trouvé chez Enzo Traverso et chez Mark Mazower, deux auteurs à l’itinéraire aux embranchements multiples. Les livres d’eux que j’ai lus sont des recherches universitaires approfondies que je ne me hasarderai pas à résumer, je mentionnerai juste ce que j’en ai tiré pour mon propre compte, sans doute subjectivement.

Les deux auteurs

Enzo Traverso est né en 1957 en Italie dans une « famille catho-communiste » selon ses propres termes, après des études d’histoire contemporaine à l’université de Gênes il soutient à l’EHESS (Paris) une thèse de doctorat sur les marxistes et la question juive. Ses recherches portent sur l’histoire politique et intellectuelle du XXe siècle, ainsi que sur l’histoire sociale et culturelle des violences du monde contemporain. Il est spécialiste de la philosophie juive allemande ; Siegfried Kracauer, auquel il a consacré un essai en 1996, et Walter Benjamin figurent parmi ses références privilégiées. Il est professeur à l’université Cornell aux États-Unis.

Mark Mazower, né en 1958 à Londres, a étudié la philosophie à l’université d’Oxford et les relations internationales à l’université Johns-Hopkins de Baltimore, il est professeur à l’université Columbia à New York. Il descend par son père d’une famille juive de Pologne, son grand-père militait au Bund, parti socialiste juif opposé au sionisme, son arrière-grand-père était l’écrivain de langue yiddish Sholem Asch.

L’antisémitisme, un phénomène européen moderne

Des lectures précédentes m’avaient déjà appris une chose que Traverso et Mazower m’ont confirmée avec un surcroît d’explications et d’arguments : l’antisémitisme est un phénomène récent et rigoureusement européen (en englobant dans le monde Européen ses vieilles colonies de peuplement, États-Unis en tête), apparu dans la seconde moitié du XIXe siècle, en réaction à l’émancipation des Juifs.

L’antisémitisme doit être distingué d’autres formes de la haine des Juifs, apparues par exemple à Alexandrie dans l’antiquité ou en Europe occidentale à partir du XIe siècle, souvent dans un contexte où les Juifs n’honoraient pas les dieux des autres croyances, et où ils ne se mêlaient pas aux autres habitants, sans pour autant établir un lien de causalité entre ces circonstances et cette haine. L’occupation de la Palestine a aussi suscité des mouvements anti-juifs dans le monde arabe, encouragés par les dictatures locales qui y voyaient un moyen de consolider leur emprise sur la société.

On a pu observer, certes, une certaine diffusion de l’antisémitisme européen dans d’autres aires culturelles : ce sont des effets de mode, comme le succès des Protocoles des Sages de Sion dans les pays arabes, ou même au Japon paraît-il. Ce sont des phénomènes superficiels, qui reposent sur des malentendus culturels, sans base sociale réelle.

L’émancipation des Juifs

L’émancipation des Juifs désigne le processus qui leur a permis d’obtenir la citoyenneté et la pleine égalité de droits avec leurs concitoyens, entamé par le vote de l’Assemblée constituante en 1791 au début de la Révolution française, avec un rôle déterminant de l’abbé Grégoire. Ce mouvement avait eu des précurseurs, comme l’édit de tolérance de Joseph II d’Autriche (1781), ou comme l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

Avant cette fin du XVIIIe siècle et depuis le concile de Latran IV de 1215 les Juifs sont sujets dans la plupart des pays d’Europe occidentale à de multiples discriminations : vêtements spéciaux comme le chapeau pointu (Judenhut) ou la rouelle, interdiction de séjour comme c’est le cas en Espagne et dans la plus grande partie du royaume de France, taxes comme notamment en Lorraine, droits limités en justice, accusations diverses, vexations publiques etc. De ce fait les Juifs vivent le plus souvent dans des quartiers réservés et leurs contacts avec le reste de la population sont très limités, par exemple aux activités commerciales lorsqu’ils sont commerçants.

Enzo Traverso précise la description de l’émancipation en distinguant trois zones en Europe :

 en Europe orientale, et plus particulièrement dans l’Empire russe, qui a annexé en 1815 la plus grande partie de la Pologne, il n’y a tout simplement pas eu d’émancipation des Juifs, et même leur persécution s’est aggravée ;
 dans la partie médiane de l’Europe, essentiellement l’Allemagne et l’empire austro-hongrois, les Juifs ont acquis les mêmes droits formels que les autres habitants (après que ces pays eurent été occupés par les armées de la Révolution et de l’Empire, accueillies avec enthousiasme par le jeune Heinrich Heine), mais il reste impensable qu’ils accèdent à la fonction publique, à la magistrature ou à des chaires de professeur d’université, ce qui poussera des gens comme Félix Mendelssohn, le père de Karl Marx ou Heinrich Heine à se convertir au protestantisme, parce que c’était la seule façon de mener une vie normale dans leur pays ;
 en Europe occidentale, France et Italie notamment, non seulement les Juifs ont acquis les mêmes droits formels que leurs concitoyens, mais ils n’ont pas tardé à être reçus aux examens les plus difficiles, à accéder à tous les grades de la fonction publique, de l’armée et des chaires universitaires, entre autres raisons parce que leur résidence urbaine leur permettait un meilleur accès à une bonne instruction que la moyenne de la population. Quant au Royaume-Uni, un juif, Disraeli, y devint même Premier Ministre de sa Majesté la reine Victoria, conservateur tant qu’à faire.

Sur la Question juive de Karl Marx

Enzo Traverso m’a permis de comprendre enfin le texte de Karl Marx Sur la Question juive, souvent qualifié à tort d’antisémite, parce qu’il est peu intelligible par un contemporain : en effet Marx est né (1818) juste après la disparition de l’ancienne société juive reléguée dans des ghettos, mais avant que l’émancipation ne produise tous ses effets, dont on a vu qu’au surcroît en Allemagne ils étaient très partiels ; les Juifs allemands étaient de fait cantonnés dans leurs anciennes fonctions traditionnelles financières et commerciales, parfois très lucratives mais le plus souvent misérables, auxquelles ils pouvaient essayer d’échapper dans des carrières littéraires ou artistiques. Il faut avoir à l’esprit cette semi-ségrégation des Juifs allemands pour mieux comprendre le portrait peu avenant (c’est un euphémisme) qu’en dresse Karl Marx, à replacer dans le contexte de la théorie marxiste de lutte contre le capitalisme.

L’antisémitisme, réaction à l’émancipation

Les catholiques conservateurs et autres réactionnaires étaient très satisfaits des mesures discriminatoires contre les Juifs promulguées par Innocent III lors du concile de Latran IV (1215), et ils ont vécu leur émancipation comme une trahison, qui allait leur permettre l’invasion des positions les plus enviables de la société.

De fait, en France comme en Allemagne et dans l’empire austro-hongrois, le siècle de 1848 à 1939 a vu un essor extraordinaire de la contribution des Juifs à la vie culturelle, artistique et scientifique, de Sigmund Freud à Franz Kafka, d’Arnold Schönberg à Albert Einstein, de Hannah Arendt à Walter Benjamin, etc. C’était l’épanouissement de ce qu’Enzo Traverso nomme « la modernité juive ». Le nazisme allait les chasser aux États-Unis (avec aussi des non-juifs comme Enrico Fermi ou Kurt Gödel) et établir la suprématie scientifique de ce pays, que Donald Trump est en train de détruire avec beaucoup d’autres choses importantes. Il y eut ainsi des polytechniciens juifs, des généraux juifs, etc., cependant qu’ils partageaient avec les protestants des positions importantes dans le monde financier et bancaire, où les catholiques étaient désavantagés par leur fidélité à Saint François d’Assise.

Cette apparition des Juifs dans l’espace public va être suivie de l’apparition de l’antisémitisme, le mot est inventé vers 1860 [1]. Il y a plusieurs hypothèses sur le nom de l’inventeur : Moritz Steinschneider, Wilhelm Marr. La première formulation complète de l’idée est souvent attribuée à Alphonse Toussenel dans son livre de 1845 Les Juifs, rois de l’époque : histoire de la féodalité financière, ce qui est sujet à controverses. Édouard Drumont dans son livre La France juive de 1886 est un antisémite plus tardif, mais bien plus systématique et bien plus influent, il serait aussi l’inventeur du mot racisme.

L’antisémitisme jusqu’à la catastrophe finale

L’antisémitisme développe son influence sans discontinuer de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à la catastrophe finale, la destruction des Juifs d’Europe, pour reprendre le titre du livre de Raul Hilberg. Oui, les Juifs d’Europe ont bien été détruits, en tout cas à l’Est, parce que des 3 500 000 Juifs de Pologne en 1939, des plus de 2 000 000 de Juifs ukrainiens et biélorusses, des 450 000 Juifs hongrois, des 980 000 Juifs roumains, ne restaient plus que de l’ordre d’un million de survivants.

En France les points culminants de l’antisémitisme furent l’affaire Dreyfus, de 1894 à 1906, et la collaboration sous le régime de Vichy, de 1940 à 1944. On a pu écrire que Vichy fut la victoire finale des anti-dreyfusards.

Ces événements sont bien mieux documentés par ailleurs que je ne saurais le faire, et ils ne sont pas l’objet central des livres de Traverso et de Mazower, je n’en dirai donc pas plus à leur sujet.

Nos deux auteurs analysent de plus près un élément moins souvent commenté : après la seconde guerre mondiale et la découverte du génocide des Juifs, et surtout après sa révélation au grand public par le procès d’Adolf Eichmann en 1961 et par la série télévisée Holocaust en 1978, la culpabilité du monde occidental érigea sa commémoration en véritable religion civile. Alors que dans l’immédiat après-guerre les survivants des camps d’extermination avaient beaucoup de mal à se faire entendre, ce qui est bien décrit dans le livre d’Annette Wieviorka Déportation et génocide, par exemple le témoignage de Simone Veil, à partir des années 1980 le courant s’inversa, ce qui est heureux.