Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Marxisme-Léninisme
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 21 juin 2023

par Laurent Bloch

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Le groupe marxiste-léniniste pro-chinois de Poitiers ne peut trouver meilleur endroit pour sa création que la ciergerie de Monsieur Guédon, dont Kalifa est locataire. Comme Alain et moi, les fondateurs pressentis, habitons chez nos parents, c’est chez notre camarade guinéen que nous devons rencontrer l’Envoyé de ce qui est destiné à devenir la cellule locale du Parti. Il vient de Tours, où il a connu Kalifa.

Ce premier mai 1966, un soleil radieux inonde la cour de la ciergerie. Kalifa et Youssouf assistent à l’entrevue qu’ils avaient tant contribué à susciter. Je les observe, et je note combien ils sont différents ; s’ils sont inséparables et que l’on voit rarement l’un sans que l’autre apparaisse dans la minute, il est difficile de rencontrer deux personnalités plus opposées : autant Kalifa est le sérieux et la rigueur incarnés, autant Youssouf personnifie la séduction et l’éloquence.

Jusqu’alors notre engagement pro-chinois consistait en discussions enflammées pour condamner l’impérialisme américain (la guerre du Vietnam battait son plein) et le révisionnisme khrouchtchevien, son complice qui a usurpé le pouvoir en Union Soviétique. Mais l’Envoyé, Michel, est là pour nous signifier qu’il va falloir se mettre au travail plus sérieusement : rassembler les Masses populaires autour du Parti du Prolétariat pour préparer la prise du pouvoir par la Lutte armée et l’instauration de la Dictature du Prolétariat. Nous devons consacrer toutes nos énergies à ce programme enthousiasmant et nous préparer à donner notre vie à la Cause, puisqu’en tant que misérables cloportes petits-bourgeois ralliés de façon incertaine à la Révolution, tel est le meilleur sort que nous puissions espérer ; autant dire que les projets de petits-bourgeois arrivistes désireux de passer des concours en khâgne ou en taupe disparaîtront dans les poubelles de l’Histoire.

À ce stade de notre engagement, l’Envoyé (personnage sinistre qui réapparaîtra dans quelques épisodes ultérieurs de ce récit) veille à se montrer sous un jour aimable et à traiter avec nous, ainsi qu’avec Kalifa et Youssouf, des sujets qui nous passionnent. Mais il devient de plus en plus clair au fil du temps que ce qui est exigé de nous, en contrepartie du salut dans l’au-delà révolutionnaire de notre être méprisable, c’est que tout notre temps et toute notre énergie soient consacrés à l’édification du Parti, conformément au programme exposé par Lénine dans Que faire ?, livre dont on n’a pas assez remarqué qu’il était contemporain de The Principles of Scientific Management de Frederick Winslow Taylor, et que certaines des idées de ces deux auteurs étaient assez similaires, pour ce qui est de considérer l’être humain comme une machine décérébrée. Il est vrai que Taylor ne faisait pas de l’humain robotisé un instrument de la guerre civile voulue et finalement déclenchée par Lénine. Mais nous devons dire adieu à toute ambition intellectuelle, sociale, professionnelle.

Nous sommes, Alain et moi, de bons élèves de l’enseignement secondaire, nous ne sommes pas issus de milieux défavorisés, rien ne s’oppose à ce que nous envisagions des études supérieures ambitieuses. Comment avons-nous pu nous laisser enrôler sous la bannière d’un programme aussi mortifère ? Dans un petit livre de la rabbin Delphine Horvilleur je tombe sur une citation du psychanalyste Fethi Benslama, qui travaille avec des jeunes dont il essaie de comprendre pourquoi ils se sont embarqués dans des aventures djihadistes : « Lorsqu’ils rencontrent l’offre de radicalisation qui leur propose un idéal total, une mission héroïque au service d’une cause sacrée, ils décollent, ils ont l’impression de devenir puissants, leurs failles sont colmatées, ils sont prêts à monter au ciel. » Mutatis mutandis, nous sommes dans un état d’esprit assez voisin, et les exemples des Brigades rouges italiennes ou de la Fraction Armée rouge allemande ont montré que cet enrôlement pouvait conduire à des actions d’une gravité comparable. Ces idéologies radicales doivent leur séduction mortifère à une qualité que ne saurait leur disputer aucune pensée raisonnable : elles ont réponse à tout, et une réponse simple, sans réplique.

Quelles failles voulons-nous colmater ? Je ne suis pas sûr que le demi-siècle écoulé depuis cette rencontre me permette de répondre à cette question, mais ce récit y contribuera peut-être. La théorie psychanalytique du clivage de la personnalité offre peut-être une piste : l’exemple archétypique en est la célèbre émission Apostrophes du 27 mai 1983 où Simon Leys a anéanti Maria-Antonietta Macciocchi qui récitait son catéchisme maolâtre. Tout indique que Maria-Antonietta Macciocchi, professeur d’université reconnue, était une personne intelligente, mais sa personnalité adulte, rationnelle, cohabitait avec sa personnalité infantile qui jouissait des âneries (et des crimes !) de Papa Mao.

Il y a aussi un défi à relever : mes parents ont été résistants, la famille de mon père est juive et a compté nombre de résistants, comme celle de ma mère d’ailleurs, ne dois-je pas moi aussi lutter contre des monstres ?

Tandis que j’écris ces lignes, je lis le livre que Pierre Rosanvallon, mon contemporain, consacre à son itinéraire politico-intellectuel ; si tout s’était bien passé, c’est ce chemin là que nous aurions dû emprunter : UNEF, PSU. Nous aurions pu devenir des intellectuels anticolonialistes, peut-être à la Cimade ou à la CFDT... Non, quelque-chose n’allait pas. En nous jetant contre un mur invisible nous cherchions à nous punir plus sévèrement.