Blog de Laurent Bloch
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ISSN 2271-3980
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Une mission exigeante

Francesca Albanese est juriste et Rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits humains dans les territoires palestiniens occupés, mission qui a été récemment renouvelée pour trois ans, jusqu’en 2028. Elle a séjourné longuement à plusieurs reprises en Palestine, notamment pour travailler comme juriste dans les services de l’UNRWA, jusqu’à ce que les autorités israéliennes cessent de lui accorder un visa. En effet, elle a raconté et écrit ce qu’elle a vu, c’est-à-dire la négation des droits humains et l’apartheid imposés aux Palestiniens par les autorités d’occupation israéliennes : une enfant tuée à Gaza, un chirurgien marqué par l’horreur dont il a été témoin, une artiste exilée, un penseur juif brisé par l’apartheid. Ces rapports étaient insupportables aux autorités israéliennes, qui ont agi en conséquence. Heureusement pour sa mission, la visioconférence par Internet lui permet de rester en contact avec le terrain palestinien et israélien.

Depuis qu’elle accomplit la mission qui lui a été confiée, signaler les violations des droits humains en Palestine, Francesca Albanese s’est attirée l’hostilité des autorités israéliennes, et cette hostilité est non seulement efficace, mais contagieuse : notre auteure ne peut plus obtenir de visa pour se rendre en Palestine, bien sûr, mais le mot a été passé aux autorités américaines, qui ont interdit toute transaction de quelque nature entre toute compagnie ou tout individu américain et elle, ce qui a entraîné par exemple la fermeture de ses comptes bancaires, l’invalidation de ses cartes bancaires, des refus de vente de billets d’avion ou de réservation de chambres d’hôtel, etc. Plusieurs pays européens, dont la France et même l’Italie, son pays natal, ont hélas fait preuve de servilité en emboîtant le pas aux Américains ; ce n’est malheureusement pas un cas isolé, il suffit d’observer la soumission de la plupart des médias français à la vision israélienne du conflit, contre toute évidence (et heureusement de moins en moins).

À propos de l’UNRWA

La police de la pensée israélienne et ses nombreux relais dans les médias occidentaux tentent d’accréditer l’idée que l’UNRWA (l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) serait une sorte de filiale du Hamas, comme si une organisation de plus de 30 000 personnes pouvait être tenue pour responsable des faits et gestes d’une dizaine de ses salariés. L’UNRWA a aussi été accusée, sans preuve, de diffuser des manuels scolaires antisémites, ce qui est faux au regard de toute définition sérieuse de l’antisémitisme. Rappelons à cette occasion que l’UNRWA a été créée à la demande du gouvernement israélien, qui ne voulait pas que les réfugiés palestiniens relèvent du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, dont la mission aurait été par exemple de faire appliquer la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies, qui prescrit le retour des réfugiés dans leur pays, leur réinstallation et l’aide nécessaire à ce qu’ils retrouvent leur situation préalable. L’UNRWA est surtout active dans les domaines de l’éducation, de la santé et des services sociaux. Les représailles israéliennes depuis le 7 octobre 2023 ont tué au moins 360 personnels de l’UNRWA, y compris par des bombes au phosphore blanc interdites par les conventions de Genève, ce qui représente le nombre de plus élevé de salariés de l’ONU tués dans l’exercice de leurs missions pour une opération. Rappelons aussi à cette occasion les 210 journalistes palestiniens tués par l’armée israélienne à Gaza, le nombre le plus élevé de journalistes jamais tués lors d’un conflit armé.

Dix personnages pour nous guider dans une question complexe

Le livre de Francesca Albanese alterne un exposé très pédagogique et équilibré de la situation palestinienne avec des souvenirs personnels qui donnent plus de vie au récit, organisé en dix chapitres centrés chacun sur un personnage :

 Hind Rajab, une petite fille assassinée en toute connaissance de cause par la soldatesque israélienne ;
 Abu Hassan, l’homme qui a fait découvrir Jérusalem à Francesca et à son mari Max ;
 George, un ingénieur palestinien de Jérusalem ;
 Alon Confino, professeur d’histoire à l’université du Massachusetts à Amherst, qui a aidé Francesca « à mieux comprendre les conflits intérieurs d’un juif israélien qui “voit” les Palestiniens et fait sienne leur cause – car la libération du peuple palestinien de l’apartheid est aussi la clé de la libération des Israéliens eux-mêmes » ;
 Ingrid Jaradat Gassner, Néerlandaise mariée à un Palestinien, résidente de Cisjordanie, fondatrice du centre de recherche BADIL, référence en Palestine sur la question des réfugiés depuis 1948, et du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) ;
 Ghassan Abu-Sittah, chirurgien naturalisé britannique parti en 2023 à Gaza et qui y est resté tant qu’il lui a été matériellement possible d’opérer ses patients ;
 Eyal Weizman, auteur de Hollowland : Israel’s Architecture of Occupation, fondateur et directeur du groupe de recherche Forensic Architecture qui étudie l’occupation israélienne d’un point de vue géographique et spatial ;
 Malak Mattar, artiste palestinienne que Francesca Albanese a rencontrée à Gaza en 2010 lors d’une exposition de dessins d’enfants (elle avait onze ans à l’époque), et qui est l’auteure de l’illustration de la couverture du livre ;
 Gabor Maté, rescapé du génocide nazi, qui raconte : « Un mois avant la libération de Budapest, alors que nous marchions dans la rue, ma mère m’a confié à une parfaite inconnue, parce qu’elle n’était plus sûre de pouvoir garantir ma survie. Les juifs étaient à nouveau déportés et tués par les nazis hongrois. Elle ignorait quand ce serait notre tour et, ce jour-là, elle m’a tout simplement mis dans les bras d’une étrangère croisée dans la rue. » ; il est aujourd’hui médecin et psychothérapeute canadien ;
 Max, le mari de l’auteure.

Réquisitoire anti-colonial

L’argumentation israélienne se résume parfois à dire que Dieu a promis cette terre aux Juifs : si c’est Dieu qui trace le cadastre, il n’y a plus grand-chose à ajouter. Il est quand même surprenant de voir cet argument soutenu par des gens instruits, et qui de surcroît vivent tranquillement en France, loin du champ de bataille.

Le livre de Francesca Albanese livre un tableau concis mais synthétique et assez complet de la colonisation et de l’apartheid israéliens. J’ai vu la rabbin Delphine Horvilleur déclarer dans l’émission de télévision C dans l’air : « Il y a une certaine instrumentalisation du mot apartheid. On peut discuter de ce qu’il signifie mais l’utiliser est contre-productif ». Mais comment qualifier une situation, en Cisjordanie, où il y a des routes interdites aux habitants palestiniens, qui doivent emprunter des itinéraires invraisemblables et subir des dizaines de check-points simplement pour travailler et nourrir leur famille (cf. par exemple le film Songe), où les systèmes de transport publics sont séparés, et bien sûr de bonne qualité pour les colons israéliens et défectueux pour les Palestiniens, où à Hébron quelques centaines de colons israéliens « protégés » par quelques milliers de militaires se sont approprié toute une partie de la ville, fermée aux habitants palestiniens ?

D’ailleurs, lors de cette même émission C dans l’air la députée européenne Rima Hassan répondait à Delphine Horvilleur en citant un épais rapport d’Amnesty International, fruit de quatre ans d’enquêtes, et les témoignages de Sud-Africains, bien placés pour savoir ce qu’il en est de l’apartheid.

Le livre explique très clairement le déploiement des colonies israéliennes de Cisjordanie, leur positionnement stratégique pour dominer les agglomérations palestiniennes et pour rendre la vie impossible à leurs habitants (voir par exemple le cas de Masafer Yatta, raconté dans le film No Other Land). Depuis le 7 octobre 2023 la situation s’est considérablement aggravée et on assiste à de véritables chasses aux Palestiniens, comme en Algérie pendant la guerre d’indépendance.

Une présentation équitable

Ce qui donne de la force au livre de Francesca Albanese, c’est l’équité avec laquelle elle présente les faits, en évitant les biais dans un sens ou dans l’autre, tout en signalant que cet évitement est difficile. Ainsi, elle raconte que lors d’une conversation avec Alon Confino elle lui avait dit : « Les sionistes européens ne seraient jamais allés [en Palestine] s’ils n’avaient pas, d’une manière ou d’une autre, mis en avant, ou instrumentalisé, l’argument religieux. » Confino avait éclaté de rire et lui avait répondu : « Eh bien, Francesca, si tu étais l’une de mes étudiantes, tu risquerais d’échouer à l’examen ! Ce n’est pas tout à fait ça, a-t-il continué d’une voix plus douce. Ce que tu dis n’est pas faux, mais ce n’est pas entièrement exact non plus. [...] Le peuple juif a un lien très profond avec cette terre, avec Jérusalem en particulier. C’est notre histoire. Bien sûr, ce lien ne signifie pas que nous en soyons les propriétaires. Mais il faut savoir présenter la complexité du processus historique, sachant que beaucoup d’entre nous n’avaient vraiment plus nulle part où aller. [...] Le colonialisme de peuplement juif a une matrice unique, parce qu’à la base il y a toujours eu ce lien très fort avec ces lieux. Ce serait une erreur de dire que l’intérêt des juifs pour Jérusalem et la Palestine est artificiel, ou n’est qu’un prétexte. »

Quelques lignes plus loin elle écrit : « Depuis cette conversation, j’ai toujours gardé en moi cette idée : l’État d’Israël a représenté pour le peuple juif – et particulièrement pour les juifs d’Europe – une source de fierté, de légitimité, de visibilité, à un moment de l’histoire (les années 1950-1960) où un antisémitisme diffus et violent était encore vivace. Pour la première fois, les juifs se sont sentis protégés. Cette compréhension des choses, je la dois à Alon, et elle restera à jamais liée à ce moment partagé avec lui dans les rues de Rome. »

Points de vue personnels

En ce qui me concerne (l’auteur de ces lignes), issu d’une famille de citoyens français depuis 1791 (merci à l’Abbé Grégoire !), je n’avais jamais été le moins du monde sensible à ce sentiment de protection qu’Israël aurait pu me procurer : c’est mon épouse (qui n’est pas juive) qui m’a fait observer qu’il n’en allait pas du tout de même pour les Juifs d’Europe de l’Est ou des pays arabes, qui n’avaient jamais bénéficié de la moindre amorce d’un processus similaire à l’émancipation des Juifs d’Europe occidentale décrite par Enzo Traverso et Mark Mazower.

Et il serait illusoire de croire que les Palestiniens pourraient un jour faire valoir leurs droits sans lutte. Pour illustrer les situations insolubles créées par ce dilemme il me faut revenir sur un événement qui à l’époque avait beaucoup donné à penser au petit groupe de juifs critiques du sionisme avec lequel je réfléchissais à l’époque, la prise d’otages israéliens par un commando palestinien lors des Jeux olympiques de Munich en 1972, qui s’était terminée par la mort de onze athlètes israéliens et de cinq preneurs d’otages du groupe Septembre noir : certes, prendre des civils en otages et les tuer est un acte condamnable, mais avant Munich les Palestiniens n’existaient pas pour l’opinion publique mondiale, après Munich ils étaient présents dans tous les médias et la politique du Moyen-Orient ne pouvait plus se faire sans eux. Je ne me permettrai donc pas de porter un jugement moral tranché sur un événement auquel je pense tranquillement assis dans mon fauteuil de citoyen français pourvu de tous les droits civiques. Tous les mouvements de libération nationale ont connu de tels épisodes, quand un colonisateur écrase un peuple il s’expose à des réactions violentes, dont on ne peut faire porter toute la culpabilité aux colonisés.

Non-conclusion

Il n’est bien sûr aucunement possible d’établir une symétrie entre la situation des Palestiniens et celle des Israéliens : il y a des colonisateurs d’un côté, des colonisés de l’autre, les premiers ont tous les moyens de soumettre les seconds à leur loi et à leur arbitraire, et ils ne s’en privent guère. Si l’on suit Amnesty International, le Hamas a commis le 7 octobre 2023 des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité au cours desquels ont été assassinés des centaines de civils israéliens, souvent dans des conditions ignobles. Depuis cette date, le gouvernement Netanyahou a sauté sur l’occasion pour des représailles complètement disproportionnées, et l’armée israélienne accomplit dans la bande de Gaza un génocide qui a massacré des dizaines de milliers de civils, vieillards, femmes, enfants notamment. Près d’un million d’habitants de Gaza sont réduits à la condition de sans-abris, privés d’accès aux ressources vitales les plus élémentaires, eau potable, alimentation, sans parler des soins depuis que la plupart des hôpitaux de Gaza ont été détruits par des bombardements sous le prétexte, réfuté depuis, qu’ils abritaient des commandos du Hamas.

Pour garder un peu d’espoir j’emprunterai au livre de Francesca Albanese le dialogue suivant :

« J’avais dit, avec angoisse : “Un jour, il y aura la paix en Palestine. Mais à quel prix ? Je suis terrifiée par ce qui pourrait suivre, car après tout ce que subissent les Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza, j’ai peur de la violence qui pourrait alors se déchaîner contre les Israéliens.”

Un homme dans le public a demandé la parole. C’était Wasim Dabash, professeur italo-palestinien d’histoire à l’Université La Sapienza. Il m’a répondu :

“Non. Il n’y aura pas de violence. Si tout cela s’arrête – et quand cela s’arrêtera –, s’il n’y a plus de violence, il n’y aura pas d’autre violence. Parce que nous, Palestiniens, ne sommes pas mus par la soif de vengeance, mais par la soif de justice. Depuis 1948, comme avant, nous avons cherché à revenir en Palestine et à y vivre en paix. Certes, il y a eu des réactions à l’oppression, des actes de résistance, lorsque la coupe débordait. Mais la majorité des Palestiniens n’ont jamais pris part à des actes violents contre les Israéliens. Être religieux ne signifie pas être bigot, mais avoir Dieu en soi : c’est-à-dire l’amour de la vie, en honorant à la fois ce qui reste et ce qui est perdu – comme quelque chose à porter dans cette vie, non comme quelque chose pour quoi il faudrait mourir.” »

Puisse Wasim Dabash avoir raison et être entendu.